|
Propos recueillis par Jérôme Godon
La Lettre du SLAM, n° 21, septembre 2006
JÉRÔME GODON : Depuis combien
de temps existent les éditions Plein Chant ?
EDMOND THOMAS : Les éditions
Plein Chant existent depuis 1970. Créées à Paris,
elles émigrent en Charente début 1972. Elles y sont
toujours, dans le même village. Leur premier choix fut
de publier des poètes - d'où leur enseigne. Elles se
sont orientées par la suite vers des oubliés ou des
méconnus de la littérature et de l'histoire littéraire
d'hier et d'aujourd'hui, d'ici et parfois d'ailleurs,
dans des domaines d'expression très divers, de la
littérature ouvrière à l'Oulipo en passant par les
facéties de l'Ancien Régime, la bohème du second
Empire ou de la période symboliste, les portraits
d'excentriques ou la gravure sur bois.
Vous êtes à la fois imprimeur et éditeur,
est-ce pour vous un avantage ?
Être imprimeur dans ce contexte
offre l'avantage de réduire les coûts de production
pour des livres délibérément choisis de vente
difficile. En d'autres termes de ne pas faire entrer
le critère commercial dans la décision de publication.
Mais le revers de la médaille est qu'il faut toujours
privilégier les projets des autres clients de
l'imprimerie, d'où un grand manque de temps, des
retards et des reports constants dans les projets
personnels allant parfois jusqu'à leur abandon pur et
simple, notamment lorsque la même idée a trouvé son
aboutissement ailleurs !
Sur quels critères décidez-vous d'éditer ou
de rééditer un texte ou un auteur ?
Les critères de sélection des
livres édités se résument au sentiment qu'on a de la
nécessité de les faire lire - pour leur apport
esthétique, culturel, humain, pour le pouvoir de
remise en cause, de contestation, voire de dérision
sensée qu'ils ont conservés avec le temps, ou qu'ils
contiennent lorsqu'il s'agit de textes actuels. Chaque
livre ayant ses caractéristiques propres, il serait
trop long d'entrer ici dans le détail. Notre
catalogue, aussi documenté que possible, en dira plus
sur notre fonds et sur nos projets. Il suffira de nous
le demander.
Pensez-vous vous inscrire dans
la lignée de vos illustres prédécesseurs tels que
Louis Perrin, Poulet-Malassis, Auguste Aubry ou
Isidore Liseux et vous considérez-vous comme l'un
des derniers représentants d'une « espèce »
en voie d'extinction ? Pouvez-vous dire
quelques mots de votre bibliothèque ?
Suis-je l'un des derniers
représentants d'une espèce en voie d'extinction ? Un
dernier Abencérage ou un dernier des Mohicans de l'édition ?
Peut-être, si l'on regarde le monde comme il va et la
ruée vers la massification de toute chose, la
"marchandisation", à laquelle voudrait échapper ma
démarche, ma "démarchandisation" en quelque sorte. Je
suis de cœur avec les libraires indépendants de livres
neufs qui s'inquiètent à juste titre de la
"bestsellerisation" du marché… Cependant, je travaille
comme imprimeur pour plusieurs nouveaux "petits éditeurs"
dont les travaux peuvent laisser penser qu'une relève
est en train d'être assurée. Je citerai les éditions
Finitude ou Pierre Mainard éditeur, à Bordeaux ;
Abstème & Bobance, Interférences ou Claire Paulhan
à Paris. Je pourrais en citer d'autres. Ce sont tous
des gens jeunes et enthousiastes qui acceptent
d'affronter mille difficultés pour voir aboutir des
projets à la rentabilité faible ou incertaine malgré
la qualité évidente, contenant et contenu, de leurs
livres. Les libraires évoqués ci-dessus sont souvent
leurs meilleurs diffuseurs – tant que le système
économique, la distribution et la loi sur le livre
leur permettront d'exister. Venons-en aux livres
anciens. Depuis bientôt cinquante ans j'ai accumulé
une documentation disparate sur toutes les matières
évoquées précédemment. Elle constitue une base de
travail importante pour mes éditions. J'ai sans doute
acheté, en moyenne, un livre par jour depuis l'âge de
14 ans, faites le calcul du poids et du sacrifice
consenti à votre beau métier ! Je suis parti de
moins que rien et seule une forme de passion que je
finis par trouver maladive m'a guidé dans mes
choix ! J'ai été très vite sensible à la qualité
typographique des productions de petits éditeurs tels
que ceux que vous me citez et sans nul doute leur
cheminement m'a beaucoup influencé. Au-delà des
fac-similés qui reprennent leur travail tel quel, mes
choix esthétiques et mes recherches de papiers,
notamment, leur doivent une fière chandelle. Et
j'ajouterai à Perrin, Poulet-Malassis, Aubry et Liseux
les noms de Gay, de Jouaust, de Quantin, de Lemonnyer,
de Delahays, de Rouveyre, de Lemerre, de Kistemaeckers
et surtout de Jannet avec sa « Bibliothèque
elzévirienne » qui reste pour moi, quoique
occultée, un sommet de l'histoire de l'édition parce
qu'elle marie harmonieusement trois exigences
essentielles : qualité des textes, qualité matérielle
et prix accessible. Sans formation d'aucune sorte, et
surtout sans moyens financiers, j'ai encore été très
sensible, dès le début, à la Bibliothèque Charpentier
ou aux productions tous azimuts et très souvent
insolites de Dentu, autre oublié de l'histoire de
l'édition. Ce ne sont que des exemples ;
je dois aussi beaucoup aux livres de poche et j'ai
hanté bien d'autres domaines, mais presque toujours du
XIXe siècle, la plongée
dans les siècles antérieurs se faisant à travers les
remarquables réimpressions que le XIXe
en a données. Ayant une nette prédilection pour
l'humble bouquin témoin de son temps, je suis loin de
la bibliophilie fétichiste qui confond l'intérêt
profond d'un livre avec sa valeur vénale, loin de
l'ostensible maroquinerie qui oublie sa première
mission, la conservation. Il n'y a dans ma
bibliothèque ni original rare, ni reliure
exceptionnelle, ni prestigieux livre illustré, ni
manuscrit ou envoi de célébrité, ces "grosses pièces"
ayant toujours été trop chères pour moi. Des
"curiosités" oui, mais je ne les classe pas comme
telles. Elles recouvrent des domaines d'expression
autres, voilà tout. Cela n'enlève pas leurs qualités
aux livres que j'ai rassemblés et n'empêche pas la
cohésion des regroupements ainsi constitués. On sait
bien qu'il y aura toujours des vides sur les
étagères ! D'autant que la montée exponentielle
des prix dans mes domaines d'élection ne m'aidera
guère maintenant à les combler !
Est-ce que pour vous Internet
va entraîner à plus ou moins long terme la
disparition de la librairie traditionnelle ? Le
projet de mise en ligne du texte intégral de
millions d'ouvrages représente-t-il pour vous un
danger pour la bibliophilie ?
J'en suis à regretter le temps où
le rapport avec le libraire était fait de dialogue, de
partage d'expériences et de découvertes, voire
d'érudition, de conseils en matière de lecture,
d'amour de la bibliographie, la question monnaie
passant au dernier plan alors qu'elle est devenue, le
plus souvent, la seule matière à discuter avec le
professionnel qui ne sait plus user dans les
catalogues que du fallacieux rare et recherché pour
tout commentaire aux titres proposés. Je salue donc au
passage ceux de vos confrères qui, comme vous-même,
prennent encore le temps de faire des recherches et
d'établir de vraies notices, souvent précieuses, avec
adjonction éventuelle d'iconographie. Cela représente
un travail et un surcoût non négligeables lors de
l'impression du catalogue, surcoût que je ne trouve
pas anormal de retrouver dans la colonne des prix,
bien entendu ! Imprimeur de catalogues, je sais
de quoi je parle ! Quant aux listes sans
commentaires, je resterai de même à leur égard,
c'est-à-dire glacial… La vieille et sympathique notion
de "livre d'occasion" a néanmoins bel et bien disparu.
Les ventes publiques où la folie d'achat se donne
libre cours, les sites d'enchères sur Internet,
l'avènement de l'euro, l'évolution des modes de vie,
de leur coût, la pression fiscale, les disparités
phénoménales des revenus, sont sans doute parmi les
raisons directes d'une mutation des pratiques
commerciales et des mentalités. Qu'il en résulte de la
frustration pour les petits budgets ne bouleversera
sans doute personne. Me sentant directement concerné,
devrais-je me taire sur ce point ? Quant à
Internet, son rôle négatif envers la bibliophilie et
la librairie traditionnelle, j'ai peu à en dire. La
mise en ligne de millions d'ouvrages est une chose qui
m'échappe. Il me semble que cela ne concerne pas les
acheteurs de livres mais uniquement des chercheurs qui
n'ont jamais été des fanatiques de l'acquisition
personnelle. Internet est peut-être un outil
d'information, mais il me semble aussi réunir toutes
les dangereuses facilités et pré digestions que
prétendent nous imposer les maîtres du pouvoir
économique. C'est à mes yeux le plus vaste piège que
l'homme ait inventé pour nuire profitablement à son
prochain, plus redoutable et efficace que la
télévision à qui la société dans laquelle nous vivons
et la culture en général doivent déjà pas mal de déboires. Si la
librairie traditionnelle disparaissait par la faute
d'Internet ce serait peut-être, en partie,
pour avoir trop sacrifié à ce nouveau dieu. Les gens
qui ne jurent que par ce média ne savent sans doute
pas qu'on peut tout trouver dans les livres, avec en
prime la merveilleuse possibilité d'y exercer son sens
critique. Je pense à ce libraire lyonnais qui imprime
sur ses signets : « Si le livre avait été
inventé après l'ordinateur, il aurait constitué une
avancée majeure », Ce sont des arguments que devraient
largement développer vos confrères pour ramener les
bibliophiles et autres bibliomanes déserteurs vers
leurs boutiques et leurs rayonnages… à condition
peut-être que la surenchère n'y ait pas droit de
cité !
|