PLEIN CHANT

A J O U T S

24 octobre 2018





  




Léautaud lecteur d'Apollinaire

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Comment, quand et pourquoi la Chanson du Mal-Aimé apparut-elle dans le Mercure de Vallette ? L’histoire de cette entrée mérite d’être contée, plus peut-être par ce qu’elle nous apprend sur Léautaud et sa manière d’apprécier une certaine poésie et le poète Apollinaire que sur Apollinaire lui-même. Dans son Journal littéraire, à la date du 6 décembre 1908 (Mercure de France, 1986, t. I, p. 704), il rapporte avoir examiné les envois en souffrance à la demande de Vallette et lui avoir signalé des vers apportés par Apollinaire, La Chanson du Mal-Aimé. À vrai dire, Apollinaire et Léautaud se connaissaient déjà. Comme le racontera Léautaud dans son Journal (8 novembre 1946, t. III, p. 1467), lors d’une promenade à deux boulevard Montparnasse, il avait demandé à son ami poète pourquoi il n’envoyait rien au Mercure. Mais si, lui répondit Apollinaire, qui avait déposé depuis longtemps des vers, mais sans jamais recevoir de réponse. Quoi qu’il en soit, la Chanson du Mal-Aimé parut au Mercure de France (1er mai 1909, p. 50), dédiée à Paul Léautaud, entre deux articles, l’un par Émile Henriot sur « Ernest Reyer écrivain », l’autre sur « Le statut des fonctionnaires », mais sans l’épigraphe semblable pour la forme — cinq octosyllabes rimés — aux quintils du poème lui-même

Et je chantais cette romance
En 1903 sans savoir

Que mon amour à la semblance
Du beau Phénix s’il meurt un soir
Le Matin voit sa renaissance

ajoutée par Apollinaire, avec d’autres poèmes, lorsqu’il publiera ce long ensemble (soixante strophes) dans Alcools — Poèmes — (1898-1913), paru en avril 1913 (Mercure de France), année de la parution de L’Enfer de la Bibliothèque Nationale, rédigé par Apollinaire en collaboration avec Fernand Fleuret et Louis Perceau. Précisons que l’épigraphe faisait allusion à l’amour d’Apollinaire pour Annie Playden, une jeune gouvernante anglaise, un amour défunt, et que la date de 1903 fut contestée, devant être remplacée par celle de 1904. Et, spectaculaire nouveauté, Apollinaire avait supprimé la ponctuation. Apollinaire avait surtout augmenté la Chanson du Mal-Aimé, qui comprenait maintenant sept ensembles de vers : Un soir de demi-brume à Londres, Aubade chantée à Lætare un an passé, Beaucoup de ces dieux, Réponse des Cosaques Zaporogues, Voie lactée, Les sept épées, Voie lactée. Léautaud est déçu. Ce qu’il nomme avec mépris « l’histoire des Cosaques Zaporogues » lui paraît inutile et déplacé (Journal littéraire, 8 novembre 1946, t. III, p. 1467). Léautaud ne refuse pas l’esprit cosmopolite, mais il l’apprécie surtout en prose, chez un Apollinaire conteur, par exemple dans L’Hérésiarque & Cie (1910), et en cela, il pensait comme Apollinaire lui-même. Le 9 juillet 1913 (voir le Journal littéraire, t. I, p. 875), il va dîner chez Apollinaire en compagnie de Marie Laurencin et note qu’Apollinaire lui plaît à la fois comme anecdotier (Léautaud lui-même se qualifiait d’anecdotier, et Apollinaire écrivait dans le Mercure, depuis le 1er avril 1911, la rubrique « la Vie anecdotique ») et comme poète, avec cependant une certaine réserve : « Il me plaît comme écrivain. Il est, comme poète, fort curieux, et sa Vie anecdotique, dans le Mercure, est d’un style simple et extrêmement fin. Quel singulier personnage. On le sent plein de dessous. »

Le 30 septembre 1946, toujours dans son Journal, Léautaud reprend et développe un passage de sa notice pour Apollinaire, parue pour la première fois au Mercure du 1er juillet 1927, dans la rubrique appartenant à Léautaud, Gazette d’hier et d’aujourd’hui, puis en 1929, dans Poètes d’Aujourd’hui Morceaux choisis, par Ad. Van Bever & Paul Léautaud, où était donné, entre autres, un fragment de la Chanson du Mal-Aimé. On lisait dans cette notice, nulle mention faite des poèmes ajoutés pour la publication d’Alcools, que la Chanson du Mal-Aimé était « une merveille de poésie étrange et musicale, à la fois barbare et raffinée, équivoque et pénétrante comme un chant de bohémien nostalgique ».

Léautaud, aimant Apollinaire, se montre avant tout sensible, lui qui avait commencé sa vie littéraire en se limitant à la poésie, à un autre poète sensible, « le dernier poète sensible » (Journal, 8 novembre 1946, t. III, p. 1467), proche, selon lui, par l’esprit poétique, de Verlaine. Cette année 1946, dans une émission organisée par une maison de disques de Lausanne destinée à commémorer la mort d’Apollinaire, il avait lu, au bord des larmes, le poème « L’Adieu », paru dans Alcools :

J’ai cueilli un brin de bruyère
L’automne est morte souviens-t’en
Nous ne nous verrons plus sur terre
Odeur du temps brin de bruyère
Et souviens-toi que je t’attends

 
Si l’on reprend le fil du temps, on notera que si Léautaud adhère à la poésie d’Apollinaire, la personne vivante le laisse perplexe. En 1913, il va dîner chez lui, 202, boulevard Saint-Germain, en compagnie de Marie Laurencin. Journal littéraire, 9 juillet 1913 : « Il me plaît beaucoup […]. Il m’apparaît pourtant quelquefois avec un certain côté d’aventurier, d’équivoque. […] Quel singulier personnage. On le sent plein de dessous. » Une trentaine d’années plus tard, dans une parenthèse, il donne son jugement sur la Chanson du Mal-Aimé : « Je suis toujours très heureux d’avoir été le premier à lire la Chanson du mal aimé (je parle de ce poème dans sa première version et qu’il a bien abîmé dans la suite d’Alcools) et à avoir décidé de sa publication dans le Mercure (Journal, t. III, p. 1451, 30 septembre 1946).

Léautaud, dans sa notice pour Apollinaire, dans le recueil  Poètes d’Aujourd’hui de 1929 cité plus haut,  avait donné une appréciation synthétique du génie d’Apollinaire — de son génie poétique, puisqu’aussi bien ces Morceaux choisis (le sous-titre du livre) étaient ceux de poètes :

Tout ce qui fait le poète et qui est la vraie poésie : la rêverie, la mélancolie profonde, le don du rythme intérieur et des mots qui suggèrent, l’art de peindre un paysage ou d’exprimer un état d’âme avec quelques mots, un certain bohémianisme de l’esprit, la fantaisie, l’imagination embellissant la réalité, tout cela , auquel il joignait le goût de la plus extrême nouveauté, Guillaume Apollinaire l’avait de façon remarquable.

Dans son Journal, mais bien plus tard, en 1946 (30 septembre, t. III, p. 1451), Léautaud répétera ce jugement, pour définir la place d’Apollinaire dans l’histoire littéraire : « Il n’y a plus dans la poésie présente que le jeu prémédité, voulu, appliqué, d’un vocabulaire dénué de signification, et de motifs assemblés d’une façon qui pourrait être toute autre, le même résultat barbare étant assuré. […] Leur poésie n’est que surface, extérieur, décor de mots qu’on pourrait récrire aussi bien dans un tout autre ordre. Il y manque l’essentiel de ce qui fait la poésie : ce qui vit, ce qui chante […], cet accent de bohémianisme qu’ont les poèmes de leur initiateur, cette mélancolie, cette rêverie, et cette résonance en nous quand nous les lisons. » Deux mois plus tard (8 novembre 1946), Léautaud se répète : « Quand je considère ce que sont les poètes actuels, j’ai ce sentiment que Guillaume Apollinaire aura été, pour un temps, le dernier poète sensible. Les vers qu’il a écrits à la prison de la Santé, je l’ai dit dans sa notice des Poètes d’aujourd’hui, sont bien proches des vers de Verlaine dans la prison de Mons ». Et au poète Apollinaire il ajoute, pensant à L’Enchanteur pourrissant, L’Hérésiarque et Cie, Le Poète assassiné, mais aussi à la rubrique parue au Mercure à partir du 1er avril 1911, « La Vie anecdotique », le prosateur Apollinaire, à qui il attribue un don extraordinaire d’évocation en une langue vivante.

À mesure que le temps passe, Léautaud, voulant ignorer la valeur poétique des pièces ajoutées lors de la publication d’Alcools, regrette de plus en plus la version originale de la Chanson du Mal-Aimé donnée par le Mercure. En 1938, un groupe de jeunes poètes, Les Réverbères, ayant organisé une Soirée Apollinaire, Léautaud a l’occasion d’entendre lire la Chanson du Mal-Aimé, mais il ne retient que sa longueur, et la disparate des morceaux ajoutés, confirmée par André Billy pour qui « c’était le genre de travailler d’Apollinaire, au hasard, mettant ce qui lui passait par la tête, un peu sans goût, un peu comme un bric-à-brac, sans souci de l’harmonie de l’ensemble, ce qu’il était dans sa vie même » (A. Billy, cité dans le Journal littéraire, 30 novembre 1938, t. II, p. 2004). Ces réserves pourtant n’empêchent pas Léautaud de rester fidèle à ses éloges de la première heure, ceux qui portaient sur la version brève du poème. En novembre 1939, après une réunion destinée à commémorer l’anniversaire de la mort d’Apollinaire, il relit le fragment de la Chanson du Mal-Aimé choisi par lui pour les Poètes d’aujourd’hui, puis commente brièvement : « Toujours ce même charme si étrange ».

La forte impression faite par La Chanson du Mal-Aimé, Léautaud la prolongera en une réflexion d’historien de la littérature, non plus celle d’un lecteur charmé. En 1943, le 23 novembre, Marcel Adéma, soumet à Léautaud sa préface pour un catalogue d’exposition d’une galerie, rue Bonaparte, sur des peintres cubistes. Adéma avait cité un vers que Léautaud ne donne pas dans son Journal, de peur, écrit-il, de le citer inexactement, mais il se souvient très bien de ce qu’il avait éprouvé en le relisant dans la préface de Marcel Adéma : « Il y a vraiment dans ce vers, annonciateur au possible d’une préscience singulière, un jaillissement du plus profond de l’être ». Et il insiste sur la force de ce « jaillissement », un substantif qu’il reprendra sous la forme d’un adjectif, rappelant ce qu’il appelle les « vers jaillis » d’Apollinaire, l’exact opposé de ceux de Mallarmé et de Valéry, de pures constructions intellectuelles sans rien de sensible.

On peut penser que la déception arriva plus tard, exprimée sur le papier en 1944 (Journal, 1er février) — Apollinaire a cessé d’être aux yeux de Léautaud un grand poète, il est devenu « un poète mineur ». Léautaud renierait-il sa première admiration, son adhésion totale à la poésie d’Apollinaire ? Ce n’est vrai qu’en apparence. Au lieu de sentir et d’exprimer tout crus ses sentiments, sa manière habituelle d’écrire, il raisonne, ou tente de raisonner, il s’est laissé prendre au piège de l’histoire littéraire, pour laquelle est « grand » le poète qui s’adresse à l’humanité en général, tout en donnant l’occasion à chacun de ses lecteurs, tous différents les uns des autres, de s’identifier au même personnage, le poète. Il donne des noms, Lamartine, Hugo, Verlaine en partie. Puis, Léautaud échappe au piège, retrouve sa liberté de pensée, sa pensée individuelle. Oui mais… mais, ajoute-t-il, Lamartine ne l’intéresse pas, Hugo lui est antipathique, et l’on pense au « Victor Hugo, hélas ! », de Gide. Léautaud a failli entrer dans le gros de la troupe des amateurs de poésie conventionnels, respectant sans la moindre réflexion les jugements de l’histoire littéraire, mais il se reprend à temps. Lui, esprit libre par excellence, ne suivra pas le troupeau, il ne lira, donc n’aimera pas les grands poètes, Victor Hugo et Lamartine, qualifiés tels presque par convention, or aucune convention sociale n’a de valeur pour Léautaud, ces conventions, pour lui, n’existent tout simplement pas. Léautaud, en réalité, n’a fait que jouer au critique littéraire. Le 18 octobre 1937, par exemple, il juge dans son Journal que Proust restera (Proust dont il reconnaît n’avoir lu qu’une page !), que Gide et Valéry seront encore lus, mais pour quelques textes, Duhamel peut-être, Apollinaire comme poète seulement et sans grand enthousiasme. Ce jeu, faire semblant d’obéir aux diktats de l’histoire littéraire, il ne le jouera qu’épisodiquement, et se fermera à la poésie moderne de son époque, ne trouvant pas de mots assez méprisants pour se moquer de Henri Michaux ou d’Antonin Artaud, fort appréciés par les vrais connaisseurs de son temps.

      




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