Le marquis d’Argens (1703-1771)
a fait récemment un retour dans l’actualité
littéraire. Citons par exemple les Actes
du colloque international de 1988, parJean-Louis Vissière, publié en
1990. On avait longtemps vu en lui l’auteur de Thérèse
philosophe ou Mémoire pour servir à
l’histoire du P. Dirrag et de Mlle Éradice
sur la foi d’un passage de L’Histoire
de Juliette ou les prospérités du vice par
le marquis de Sade. Dans ce livre,
Juliette a
trouvé en explorant
la bibliothèque d’un moine
Thérèse
philosophe, « ouvrage charmant
du marquis d’Argens, le seul qui ait montré le
but sans néanmoins l’atteindre tout à
fait ; l’unique qui ait agréablement lié
la luxure et l’impiété ». (L’Histoire
de Juliette ou les prospérités du vice,
dans Œuvres
complètes du marquis de Sade, Paris, Au
Cercle du Livre Précieux, tome VIII, p.
443). On notera la force du mot charmant,
à prendre au sens ancien « qui a un
charme », c’est-à-dire qui est
« délicieux, ravissant, gracieux,
joli » (Le Petit
Robert de la langue française). Le
livre, alors clandestin, fut beaucoup lu
– et regardé ! – en son temps. Rappelons
aussi, mais dans un tout autre genre la
création en 1954, par Éric Losfeld, des
éditions des Chimères qui publièrent Thérèse
philosophe.
Le recueil de la Pléiade Romanciers
libertins
duXVIIIesiècle
(tome I), publié en 2000, donne à lire Thérèse
philosophe en lui donnant pour nom
d’auteur Boyer d’Argens, alors que le livre
original, paru pour la première fois à La Haye
[Paris ?] en 1748, une date maintenant
confirmée (voir Bibliographie
des ouvrages érotiques publiés
clandestinement en français entre 1650 et
1880 par Jean-Pierre Dutel, Chez
l’auteur, 2009) ne donnait aucun nom d’auteur.
La Notice sur Thérèse
philosophe de la
Pléiadeprécise,
page 1282, que « seul Thérèse
philosophe fait aujourd’hui toute la
célébrité de Boyer d’Argens, alors même que
« l’attribution de l’œuvre au marquis est
contestée ». Être connu pour un livre que
l’on n’a pas écrit vous met dans une situation
inconfortable, sinon absurde, mais peut-être
l’attribution de Thérèse
philosophe à Boyer d’Argens venait-elle
d’un rapprochement inconscient avec
l’autobiographie romancée du marquis, Le
Solitaire philosophe, qui sonnait comme
Thérèse
philosophe ? Quoi qu’il en soit, le
livre eut du succès ; Pascal Pia, dans Les
livres de l’Enfer du XVIe siècle à nos jours
[L’Enfer de la Bibliothèque Nationale de
France où furent amassés les livres
érotiques, réservés à des chercheurs qui
devaient montrer patte blanche] a répertorié
vingt-trois éditions de Thérèse
Philosophe. Dans la réalité, les
amateurs du livre appartenaient à deux mondes
différents, celui des amateurs d’illustrations
franchement pornographiques et celui des
lecteurs qui préféraient un texte plutôt que
des images du corps sexuel et la
représentation matérielle de tout ce qu’un
homme ou une femme pouvaient inventer de
faire avec son sexe, sa bouche, la langue, ses
mains — la flagellation, par exemple, active
ou passive.
Dans le monde réel, le Père
Dirrag était le jésuite Jean-Baptiste Girard —
on notera le jeu des lettres pour former le
pseudonyme de ce jésuite né en 1680, tout
comme Éradice était le nom pareillement
transformé de Catherine Cadière, dont Thérèse
dit, dans le livre (page 55 de l’édition de
L’Enfer de la Bibliothèque Nationale,
volume 5, Fayard, 1986) « toutes deux
vertueuses, notre passion dominante était
d’avoir la réputation d’être saintes, avec une
envie démesurée de parvenir à faire des
miracles. » Le Père Dirrag, mort en 1733,
avait été condamné en 1731 pour avoir violé
avec beaucoup d'imagination la jeune Catherine
Cadière, que les uns qualifieraient
d’hystérique, les autres de mystique, mais qui
ne fut jamais une innocente victime.
Puis l’attribution au marquis
d’Argens de Thérèse philosophe fut
décrétée fausse. Dans la
Bibliographie des ouvrages relatifs à
l’Amour, aux Femmes, au Mariage, par
Jules Gay, sous le pseudonyme de M. le C.
d’I*** (Paris, J. Gay éditeur, 1864) on lit
dans la notice consacrée à Thérèse
philosophe, colonne 378, que Barbier
[Jean-François B. né en 1689, mort en 1771,
auteur de Journal
historique et anecdotique du règne de
Louis XV, 1847] inclinait pour
d’Arles de Montigni [François-Xavier d'Arles
de Montigny, joueur et escroc], commissaire
des guerres, c’est-à-dire chargé de
l’administration de l’armée et qui, selon
l’abbé Sepher (1710-1781), fut mis huit mois à
la Bastille à cause de cet ouvrage. Oui, mais
Jean-Jacques Pauvert refusera l'attribution à
D'Arles de Montigny : « le
marquis [Boyer d'Argens] n'est jamais nommé
dans la procédure qui entoura la sortie du
livre, et qui met en cause divers
personnages encore moins susceptibles que
lui, pour diverses raisons, d'avoir
participé à sa rédaction : Darles (ou
d'Arles) de Montigny, par exemple. »
(Mes lectures amoureuses, La Musardine,
2011, page 39). Grimm
[Friedrich G., 1723-1807), signalant dans la Correspondance avec Diderot la mort de Boyer d’Argens
avait prédit juste : Boyer d’Argens
« est l’auteur d’un nombre considérable
de productions littéraires et philosophiques,
dont aucune peut-être n’ira à la postérité,
mais qui n’ont pas laissé que de trouver des
lecteurs dans leur temps et d’avoir la
vogue », une prédiction citée dans Un ami de
Frédéric II, Mémoires du marquis
d’Argens, publiés par Louis Thomas
(Paris, Aux armes de France, 1941, page 72).
On n’est jamais si bien servi
que par soi-même, dit la sagesse des
nations : dans Le
Solitaire philosophe, ou
Mémoires de Mr. le marquis de
Mirmon. Par Mr. L.M.D. [Le Marquis
d’Argens] qui parut pour la première fois à
Amsterdam, chez Westein & Smith en
1739, page 119 le comte de Poncil admire
la bibliothèque de son ami, le marquis de
Mirmon, qui avait reçu, dit-il, « les
Mémoires du Marquis d’Argens. Les avantures
sont vrayes ; elles sont écrites d’un
stile simple, et tel qu’il convient à un homme
de condition. Il seroit à souhaiter que
l’Auteur, qui a du génie et de la vivacité,
eût un peu plus ménagé les gens dont il parle.
Il y a quelques Lettres de lui, sur les mœurs
de divers Peuples, qui les caractérisent assez
bien. »
Et maintenant ? Si le
marquis d’Argens n’est pas l’auteur de Thérèse
philosophe, il faut reconnaître qu’il
s’est rattrapé en publiant quantité de livres
et de brochures.
2. Bibliographie
du marquis d’Argens, mais non exhaustive.
Amour
encapuchonné (L’) (La Haye, 1737, 1739,
in-12).
Enchaînemens
de l'amour et de la fortune (Les) ou
Mémoires du marquis de Vaudreville, par
d'Argens, tomes 1-2 (La Haye, Gibert), 1746.
Lettres
cabalistiques, ou Correspondance
philosophique, historique et critique, entre
deux Cabalistes, divers Esprits
élémentaires, et le Seigneur Astaroth.
Nouvelle édition, augmentée de nouvelles
Lettres et de quantité de Remarques, tome
troisième (La Haye, Pierre Paupie, 1754).
Lettres
chinoises ou Correspondance philosophique,
historique et critique entre un Chinois
voyageur à Paris [et] ses
correspondans [correspondants] à la
Chine, en Moscovie, en Perse et au Japon.
Par l'auteur des Lettres
juives et des Lettres
cabalistiques. 5me édition,
augmentée de plusieurs additions
considérables, de remarques [...], d'une
dissertation sur les disputes littéraires, de
plusieurs nouvelles lettres, [et] d'une table
des matières. (La Haye, Gosse ; Van Daalen,
1756).
Lettres
chinoisesou
Correspondance philosophique, historique et
critique, entre un chinois voyageur à Paris
et correspondans à la Chine, en Moscovie, en
Perse et au Japon, par l'auteur des Lettres
juives et des Lettres
cabalistiques, 5 tomes (La Haye,
Paupie).
Lettres
Chinoises ou Correspondance philosophique,
historique et critique, par l'auteur des
Lettres
juives et des Lettres
cabalistiques. Nouvelle édition
augmentée. - T. 1 - 5. (La Haye, Gosse)
Lettres
Chinoisesou
Correspondance philosophique, historique et
critique entre un Chinois voyageur à
Paris [et] ses correspondans [correspondants]
à la Chine, en Moscovie, en Perse et au Japon.
Par l'auteur des Lettres
Juives et des Lettres
cabalistiques. 5me édition,
augmentée de plusieurs additions
considérables, de remarques... d'une
dissertation sur les disputes littéraires, de
plusieurs nouvelles lettres, [et] d'une table
des matières, La Haye, Gosse ; Van Daalen,
1756.
Lettres
Juives, ou Correspondance philosophique,
historique et critique, entre un Juif voyageur
en differens Etats de l'Europe, et ses
correspondans en divers endroits. Nouvelle
édition, augmentée de nouvelles lettres et de
quantité de remarques. - T. 1 - 8. (La Haye,
Pierre Paupie, 1764).
Lettres
Juives, ou Lettres d'un Juif en Voyage à
Paris à ses Amis en divers Endroits (La
Haye, Pierre Paupie, 1735-1737.
Lettres
Juives, ou Correspondance philosophique,
historique et critique entre un juif voyageur
en différents États de l'Europe, et ses
correspondants en divers endroits.
Nouvelle édition augmentée de XX Nouvelles
Lettres, de quantité de remarques, et de
plusieurs figures ; 6 tomes (La Haye,
Paupie, 1738).
Lettres
juives ou Correspondance philosophique,
historique et critique, entre un juif voyageur
en différents États de l'Europe et ses
correspondants en divers endroits. Nouvelle
édition augmentée, tomes I-VI, (La Haye,
Paupie, 1742). On ajoute ici une note afin de
signaler que d’Argens, dans Les huit
philosophes avanturiers de ce siècle,
1752 (Hachette livre BNF), sous-titré Ou
rencontre imprévue de Messieurs Voltaire,
d’Argens, Maupertuis, Marivaut [sic], Prevôt
[sic], Crebillon, Mouhi et de Mainvillers, Dans
l’Auberge de Mad. Tripaudiere à l’enseigne
d’Uranie, Comedie de nos jours (La Haye,
Étienne Louis Saurel, 1752), proclame :
« Je n’ai rien à vous dire, mes chers
Seigneurs, sinon que m’étant avisé de faire le
mutin avec un Pere [sic] encore plus mutin, je
me suis mis en société de Doctrine et de
Lettres avec les Juifs, et c’est depuis ce
tems-là que je suis forcé d’être le Juif
errant. »
Lettres
morales et critiques sur les différens états
et les diverses occupations des hommes
(Amsterdam, Chareau et Du Villard, 1746).
Lettres
philosophiques et critiques (La Haye, De
Hondt, 1738).
Mémoires
du marquis de Mirmon, ou le
Solitaire philosophe, par
L. M. D. [le marquis d’Argens]
(Amsterdam, Wetstein et Smith, 1736).
Mémoires
de Monsieur le marquis d'Argens, avec
quelques lettres sur divers sujets. (Londres,
Aux dépens de la Compagnie, 1735).
Mémoires
secrets de la République des Lettres ou, Le
Théâtre de la vérité. Par l'auteur des Lettres
juives. T.-14. (Amsterdam, Desborde)
Mémoires
de Monsieur le marquis de St.*** ou les
amours fugitifs du cloître. tomes 1-2
(Amsterdam, aux dépens de la Compagnie).
Mémoires
pour servir à l'histoire de l'Esprit et du
Cœur. Par Monsieur Le marquis d'Arg***
chambellan de sa majesté le Roi de Prusse,
directeur de L'Académie royale des sciences et
des belles-lettres de Berlin, et par
Mademoiselle Cochois [la future femme du
marquis d’Argens] (La Haye, de Hondt,
1754).
Mentor
cavalier (Le) ou les
illustres infortunés de notre siècle,
par le marquis d’Argens (Londres, 1736, in-12
Nones [Nonnes]
galantes (Les) ou l'Amour enbeguiné (La
Haye, 1740).
Lettres
cabalistiques ou Correspondance
philosophique, historique et critique entre
deux cabalistes, divers esprits élémentaires
et le seigneur Astaroth, 7 volumes (La Haye,
chez Pierre Paupie, Hollande, 1769).
Solitaire
philosophe (Le), ou Mémoires de Mr.
le marquis de Mirmon, par Mr. L.M.D
[le marquis d’Argens] (Amsterdam, Wetstein et
Smith, 1739.
Philosophie
du bon-sens (La), ou Réflexions
philosophiques sur l'incertitude des
connoissances humaines à l'usage des Cavaliers
et du beau-sexe (London, 1738).
Philosophie
du bon sens (La) ou Réflexions
philosophiques sur l'incertitude des
connoissances humaines, par Monsieur le
marquis D'Argens. Nouvelle édition, revue,
corrigée et augmentée d'un Examen critique des
remarques de M. l'abbé d'Olivet... sur la
théologie des philosophes grecs. - Tomes 1-2
(La Haye, Pierre Paupie, 1740).
Philosophie
du bon-sens (La), ou Réflexions
philosophiques sur l'incertitude des
connoissances humaines. Nouvelle édition
revue, corrigée et augmentée d'un Examen
critique des remarques de M.. l'abbé
d'Olivet... sur la théologie des philosophes
grecs. Tomes 1 et 2 (La Haye, Pierre
Paupie, 1746). Réédition de l'édition de
1741).
Philosophie
du bon-sens (La), ou Réflexions
philosophiques sur l’incertitude des
connoissances humaines, à l'usage
des Cavaliers [et] du
Beau-Sexe. Huitième édition corrigée,
augmentée de deux Dissertations morales, sur
les douceurs de la société et sur la vie
heureuse ; de plusieurs nouvelles
notes ; et d'un Examen critique des
remarques De M. L'Abbé... sur la Théologie des
philosophes grecs (Paris 1755). Dans
l’avant-propos du livre Le Bon
sensou idées
naturelles opposées aux idées surnaturelles,
par le baron Thiry d’Holbach (éditions
rationalistes, 1971) on lit, page XIII,
ce commentaire de la Philosophie
du bon-sens dû au philosophe
universitaire Jean Deprun (1923-2006) :
« L’orientation philosophique de laPhilosophie
du bon sens est à peu près celle des Lettres
philosophiques de Voltaire : le
déisme s’y associe à la contestation discrète
de la spiritualité de l’âme et de la création
du monde. […] le marquis d’Argens refuse de se
prononcer sur les mécanismes profonds de la
nature ; sa pensée est
positiviste. »
En guise de conclusion, voici
un jugement moins superficiel qu’il ne paraît,
pris dans Frédéric II,
Collection des plus belles pages (Paris,
Mercure de France, 1935), page 155 :
« Le marquis d’Argens étoit honnête homme
et vrai philosophe. Il possédait beaucoup de
connoissances et savoit en faire usage. Son
style avait quelquefois la diarrhée, et
c’était par une suite de sa paresse qui
l’empêchait de corriger ce qu’il donnait au
public. À peine avoit-il achevé un cahier que,
sans le relire, il l’envoyait au
libraire. » Et rappelons, pour
finir, ce morceau poétique appartenant
au même ouvrage, page 200 :