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Mars 2022


DEUX BAGATELLES

Justus Van Effen, écrivain néerlandais né à Utrecht en1684, docteur en droit et membre de la Société Royale de Londres, mort en 1735, a beaucoup écrit en français. Son œuvre la plus célèbre parut pour la première fois en 1718 (Lausanne, chez H. du Sauzet et N. Viollet, trois tomes), sous le titre

La Bagatelle, ou Discours ironiques,
Où l'on prête des Sophismes ingénieux au
VICE et à l'EXTRAVAGANCE, pour
en faire mieux sentir le ridicule.
On donne ci-dessous deux extraits pris dans le premier tome de la nouvelle édition revue et corrigée de La Bagatelle (Lausanne et Genève, 1743), mais modernisés.


IX. BAGATELLE.
2 Juin 1718

Page 53.

   La première image qu'un objet extérieur communique à notre cerveau, est extrêmement mince et déliée ; c'est comme une légère vapeur qui se dissipe peu à peu, sans laisser la moindre trace. Mais ce même objet s'offre plusieurs fois de suite, chaque fois qu'il se présente, son image se nourrit, se fortifie, et acquiert, pour ainsi dire, un certain poids et une certaine consistance, qui souvent la fait subsister aussi longtemps que la machine même.
   Imaginons-nous à présent, qu'il y a dans le cerveau une infinité de ces petits Êtres merveilleux et incompréhensibles, et qu'ils y ont chacun leur niche, où ils peuvent se cacher. Cependant ils ne sont jamais tous dans la retraite : il y en a toujours qui se promènent de côté et d'autre, et qui passant devant les niches de quelqu'autre image, qui peut avoir avec eux quelque conformité réelle ou imaginaire, l'attirent et l'unissent avec elle. Un nouveau venu produit d'ordinaire cet effet ; dès qu'il se présente, il se fait un terrible remue-ménage parmi toutes les images, qui se flattent de lui ressembler en quelque chose.
   Or comme, selon ma supposition il n'y a aucun Être actif et intelligent qui, par sa présence, puisse arrêter ou diriger le cours de ces images vagabondes, tout ressemble dans le cerveau au concours fortuit des Atomes. Deux images s'accrochent ; elles en trouvent une troisième, qui s'y attache encore […]
   Ce sont ces sortes de chaînes qui forment  ce qu'on appelle habitudes, les passions et le tempérament les fortifient, et à leur tour elles fortifient le tempérament et les passions.
  Voilà, si je ne me trompe, une idée exacte et claire du mécanisme du Cerveau. Il ne me reste qu'à prouver qu'il n'y a rien de plus dans le cerveau d'un grand nombre d'hommes, non plus que dans celui des Animaux.
  



XV. BAGATELLE.
23 Juin 1718
Page 93.

   Tout Être qui imagine, se sent porté, par l'instinct le plus naturel, à travailler à son bonheur. On n'est jamais plus heureux, que lorsqu'on se divertit ; et si l'on se divertissait toujours, on serait toujours heureux.
   Or qu'est-ce que se divertir ? Quand je n'aurais pour moi que l'étymologie du mot, je soutiendrais que c'est envoyer promener sa raison ; chasser ce Pédagogue fâcheux, qui nous corne aux oreilles et exposer son imagination, délivrée de ce joug tyrannique, à toutes sortes d'impressions étrangères.
   Je sais bien qu'il y a des gens assez ridicules pour prétendre qu'on ne se divertit pas toujours quand on rit, quand on danse et qu'on chante. Ils nous parlent d'une autre source de plaisir, qu'ils appellent repos du Cœur, sérénité de l'Âme, expressions inintelligibles, qui n'excitent pas la moindre notion dans la plupart des esprits, et que par conséquent nous ne saurions prendre que pour un galimatias de Morale.
 J'ose prendre cette occasion, pour féliciter ce Siècle d'avoir produit un homme comme moi, propre à s'opposer vigoureusement aux attentats de la Raison, et à la détruire en la mettant en contradiction avec elle-même.





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