ÉDITIONS PLEIN CHANT

(Les Amis de Plein Chant)

Ajouts


Décembre 2022









  


      

 

 

Lecture sélective

 

de

 

Les libres prêcheurs

Devanciers de Luther et de Rabelais

 

par Antony Méray

 

 

Les hasards de la brocante m’ont fait acheter Les libres prêcheurs devanciers de Luther et de Rabelais, Étude historique, critique et anecdotique sur les XIVe, XVe et XVIe siècles, par Antony Méray (Paris, A. Claudin, libraire-éditeur, 1860). Le titre  était nettement accrocheur puisqu’il calquait la dénomination libres penseurs — tout en n’ayant rien à voir avec la libre pensée. Le livre de format in-12, 221 pages, relié en demi-maroquin rouge avec un dos en six caissons illustrés pour plaire aux possesseurs de bibliothèques, avait été tiré à 300 exemplaires, 203 sur papier vergé, 40 sur papier vélin, 42 sur papier de couleur, 40 sur grand papier vergé, 5 sur grand papier de Chine, on l’apprend par la dernière page, face à l’Achevé d’imprimer. Ajoutons que l’édition originale datait de 1840 et que l’auteur, né en 1817 à Chalon-sur-Saône, mourut vers 1889, mais de sa personnalité nous ne savons  aujourd’hui peu de chose car Les libres prêcheurs mis à part, il a publié des ouvrages tombés dans un définitif oubli : en 1847, Priape et la comtesse, puis La Part des femmes, un roman-feuilleton paru pour la première fois dans le journal La Démocratie pacifique, Le Magasin des romans (1853, dix fascicules en deux tomes).  Mieux : en 1873 parut La vie au temps des trouvères / Croyances, usages et mœurs intimes des XIe, XIIe & XIIIe siècles d’après les Lais, Chroniques, Dits et Fabliaux (Paris et Lyon, A. Claudin, libraire-éditeur). et en 1876, La vie au temps des cours d'amour / Croyances, usages et mœurs intimes des XIe, XIIe & XIIIe siècles, d’après les chroniques, gestes et fabliaux chez le même éditeur.
      On omet les rééditions de Hachette/BnF, qui ne sont pas des livres, mais des brochures détestées par les amoureux du Livre — oui, avec une initiale majuscule, et considéré comme une chose vivante.


* * *

 

La table des chapitres donne une idée de ce livre peu ordinaire, ne serait-ce que par l’union de Luther et Rabelais :

 

1. Les Moines frondeurs des Princes temporels.

II. Les Moines frondeurs des Princes de l’Église.

III. Les précurseurs de la Réforme.

IV. Les Mystiques et les Légendaires.

V. Les Miracles et interventions surnaturelles.

VI. Opinions sur la vie future.

VII. Contes et apologues des vieux prédicateurs.

VIII. Les Fantaisistes et les Rabelaisiens.

IX. Les détails de mœurs des vieux sermonnaires.

 

Le mot sermonnaires, ici au pluriel, vient de sermon dont le sens était : « discours chrétien qui se prononce en chaire, pour annoncer et expliquer la parole de Dieu et pour exciter à la pratique de la vertu. » (Littré). Dans l’usage courant, le mot peut désigner un recueil de sermons, ou bien un auteur de sermons, il s’agit ici des auteurs. Quelques noms de sermonnaires ont plus ou moins survécu : Olivier Maillard, Michel Menot, Barelete (Bareleta en Italie), Guillaume Pépin, André Valladier, devenu jésuite en 1586, à propos de qui Antony Méray écrivait, page 175 :

 

On pourrait citer sans fin les singularités de l’excentrique père Valladier car ses sermons seraient mieux sous le titre de : Variétés et cas estranges que sous celui de Philosophie de l’âme qu’il leur a donné. Je n’ajouterai plus que cette drôlatique kyrielle d’épithètes qu’il adresse à ceux qui doutent de l’immortalité de l’âme : « Ce sont, dit-il, quelques pédants crottez, vieux peteurs, songe-creux, écervellez, grimasseux, très idiots et très-brutaux.

 

On donne ci-dessous plusieurs passages pris dans Les libres prêcheurs mais pour laisser toute sa liberté au lecteur on a placé les ajouts et commentaires entre crochets, l’équivalent de ce que seraient des notes de bas de page dans un livre traditionnel.

 

*

* * * *

*

 

Page 1. « selon moi, l’élément actif de la démocratie, le ferment vivant et permanent des réformes, pendant la longue période féodale qu’a traversée l’Europe, se trouvait en grande partie dans l’enceinte des monastères. En France surtout [… où] certains de nos ordres monastiques, les mendiants et les prêcheurs, furent une sorte de milice populaire organisée pour plaider la cause du faible et surveiller les excès des puissants. » [Préface, par Antony Méray].

 

Page 9. Le lecteur apprend à connaître au moins quelques titres d’ouvrages consacrés aux moines prêcheurs d’antan : « malgré les citations hostiles d’Henry Estienne [1530-1598, calviniste, auteur de L’Introduction au traité des merveilles anciennes avec les modernes, ou traité préparatif à l’Apologie pour Hérodote, Genève, 1566], malgré la lourde Histoire de la prédication du Père Romain Joly [capucin et homme de lettres, né en 1715, mort en 1805], malgré le Prédicatoriana de Peignot [Predicatoriana ou Révélations singulières et amusantes sur les prédicateurs, entremêlées d'extraits piquants des sermons bizarres, burlesques, et facétieux, prêchés tant en France qu'à l'étranger, notamment dans les XVe, XVIe et XVIIe siècles, 1841], livre agréable, mais simplement agréable, malgré les quelques plaisanteries éparpillées dans les Mémoires de l’abbé d’Artigny [né en 1706, mort en 1768, auteur de Nouveaux Mémoires d'histoire, de critique et de littérature, Paris, 1749-1758, sept volumes in-12], dans L’Art de désopiler la rate, par Panckoucke [auteur de L'Art de Désopiler La Rate… En Prenant Chaque Feuillet Pour Se T. Le D. [se torcher le Derrière] Entremêlé de Quelques Bonnes Choses (Gallipoli de Calabre, l'an des folies, 175884 [entendre : 1754]).

 

Pages 16 et 17. « Il ne faut pas s’étonner si les quelques recueils gothiques dus au prolétariat de l’Eglise militante ont conservé tant d’attrait pour les bibliophiles sérieux. Il ne suffit pas, pour bien comprendre le rôle qu’ils ont joué, de voir les noms de ces prédicateurs dont la race est éteinte, cités par les historiens ; il  faut relire les élans passionnés de leur colère et juger par soi-même les licences si énergiques et si gaillardement colorées qu’ils se permettaient dans leurs pieuses exaltations. ».

À la première lecture le mot  prolétariat saute aux yeux du lecteur qui apprendra ensuite, s’il ne le sait pas encore, que le mot prolétaire se trouvait déjà chez Cicéron (De la République, livre II, 22), sous la forme proletarius. mais en un sens un peu différent de celui donné de nos jours.  Si l’on traduit le passage de Cicéron en français cela donne :  [à l’époque de Servius] « ceux qui n’avaient pas plus de quinze cents as ou n’avaient de richesse que leur propre tête, il [Servius] les appela « prolétaires » [dans le texte : proletarios  nominavit] afin qu’il parût qu’on ne leur demandait que de donner des enfants à l’Etat — on rappelle que le premier sens du mot latin proles est lignée, enfants, famille. Aujourd’hui, il y a toutes les chances que le mot prolétariat  fasse jaillir le nom de Karl Marx. Un autre mot, athéiste, celui-ci venu du grec ancien, a traversé les siècles, tantôt diffamant, tantôt élogieux, lorsque tel ou tel se glorifiait de ne pas croire en Dieu. Rappelons qu’en 1583, le mot athéiste était uniquement péjoratif : « Le 26 mars 1583, sous le règne de Henri III, si plein de parodies superstitieuses, le feuillant Maurice Poncet, parlant d’une procession de pénitents, conduite par le roi en personne, pieds nus et le corps couvert d’une sorte de sac en blanche toile de Hollande, traita cette belle dévotion d’acte d’hypocrites et d’athéistes. » (page 28).

 

Page 64.

On voit des prêtres usuriers, cabaretiers, marchands, gouverneurs de châteaux, notaires, économes, courtiers de débauche ; le seul métier qu’ils n’aient point encore commencer d’exercer est celui de bourreau !… Les évêques l’emportent, en fait de volupté, sur Épicure ; c’est entre les pots qu’ils discutent de l’autorité du pape et de celle du concile ! »

 

Page 71.

Le pouvoir politique, sous Henri IV, mettra un frein aux excès oratoires des moines prêcheurs : « Nous avons vu les libres prêcheurs du moyen âge sous leur aspect de tribuns, prodiguant aux puissants de la terre les réprimandes directes avec une verve et un sans-façon de langage qui ne devaient plus se reproduire à partir du règne de Henri IV ». Mis en défiance par les excès des prédicateurs de la Ligue, le pouvoir royal, dont l’autorité était parvenue d’ailleurs, à dominer tous les pouvoirs qui lui faisaient contre-poids dans les siècles précédents, imposa un frein à la hardiesse de la chaire. Il ne fut plus permis d’y attaquer les princes de l’État, ni de l’Église, ni d’y discuter les actions des rois. »

 

Page 96.

Le frein donné aux attaques sans ménagement des libres prêcheurs avait une raison autre que politique.

 

 « Le supernaturel était partout alors ; c'était un des éléments essentiels des sociétés féodales, le fondement et la base de la science contemporaine. Pas un coup de foudre n'éclatait sans intervention spéciale de la Divinité, pas une ondée de pluie ne venait rafraîchir l’atmosphère sans l’intercession de quelque saint déterminé. La nature n’agissait guère autour de nos ancêtres que par accidents miraculeux. Dans les sermons, de même que dans les Vitas patrum [Vies des Pères] de saint Jérôme, dans la Légende dorée de Jacques de Voragine, dans la Vie des saints de Pierre Nadal ou de Natalibus, dans le Malleus maleficarum [Marteau des sorcières, 1486 ou 1487] de Jacques Sprenger [né entre 1436 et 1438, mort en 1496], on est sans cesse coudoyé par les esprits. »

 

Page 97.

Les délires des sermonnaires se justifiaient par une vision du monde simpliste, fondée sur l’ignorance.

 

« Aux yeux de nos pères, la terre était et demeura jusqu’à la découverte de l’Amérique et même jusqu'à l’adoption définitive du système astronomique de Galilée, une surface plane et immobile, enserrée par une sorte de cloche d’azur à transparence cristaline ; cette cloche était l’enveloppe du ciel. La terre n’avait point alors de rivales habitées dans les espaces célestes […]

Dans ce système on séparait l’univers en trois parts distinctes, mais juxtaposées par les bords. Dans la partie supérieure, Dieu régnait au milieu de la cour céleste taillée sur le modèle de la cour de nos rois ; dans la partie inférieure de la terre, était l’enfer ou l’abîme habité par Lucifer et ses sinistres légions ; enfin, au milieu de ces deux royaumes, celui du bien et du mal, se trouvait la troisième partie, la terre, où l’homme luttait, tiraillé alternativement par les envoyés des deux autres régions, qui jouissaient du pouvoir de se transporter auprès de lui avec la rapidité de la volonté. »

 

Page 101.

Au chapitre V, intitulé « Les miracles et interventions surnaturelles », on lit :

 

« Ici, c'est un moine qui devient possédé du démon pour avoir mangé de la chair, un autre pour avoir bu du vin. Plus loin, c'est une pauvre femme dans laquelle entre le diable, parce qu'elle a eu le front de se présenter devant la châsse [coffre précieux où l'on conserve les reliques d'un saint] de saint Sébastien, après avoir pendant la nuit excité son mari ad actum matrimonialem [au devoir conjugal]. Une autre fois, ce même démon, qui entre si facilement dans les corps humains, se trouve arrêté sur les lèvres d'un ivrogne par une simple goutte d'eau bénite. Enfin, c'est un nommé Stephane, qui, au retour d'un voyage, dit en colère à son domestique : — Diabole discalcia me ! [Diable, déchausse-moi] et voit, à son grand effroi les courroies de ses chaussures et les boucles de ses houzeaux [lacets] se dénouer avec une rapidité telle, ut apertè constaret quod ei diabolus adesset et obedisset [de sorte qu’il crut pouvoir constater que le diable était près de lui et lui obéissait]. »

 

Page 117.

« La cosmogonie reçue avait rétréci le champ des aspirations de l’âme, de même que la loi sociale avait limité le terrain laissé à l’action du corps. L’homme était soudé au sol, attaché à la glèbe [à l’époque féodale, le mot glèbe signifiait un  « Fonds de terre auquel les serfs étaient attachés et qu’ils devaient cultiver par le servage (Le Petit Robert de la langue française)], l’humanité était exilée, en dehors du mouvement des mondes, sur sa petite planète qu’on lui présentait comme une vallée de larmes. […] Il y avait deux issues uniques à l’existence d’ici-bas : monter ou descendre, s’élever triomphalement dans les airs vers les régions azurées qu’habitait la triple personnalité de Dieu [c’est la sainte Trinité, le Père, le Fils et le Saint-Esprit], ou s’abîmer dans les sombres entrailles de la terre, dont l’éternel brasier était avivé par les démons. »

 

Page 122.

On raconte que l’évêque de Gap, vivement gourmandé par l’archevêque de Paris, au sujet de ses incartades amoureuses, répondit avec une naïveté délicieuse :

—Ah ! monseigneur, si vous saviez ce que c’est, vous ne vous en étonneriez pas ; j’ai vécu quarante ans sans y songer. Je ne sais comment je m’avisai d’en tâter ; mais, depuis, je n’ai pu m’en passer. Essayez-en une fois, et vous verrez qu’il est impossible de s’en passer après.

 


É P I L O G U E.

 

par Antony Méray

 

Le côté réformateur manquait à l’esprit des prédicateurs d’autrefois, comme le sentiment du progrès fait défaut à l’esprit des prédicateurs d’aujourdhui [1860]. La raison de cette difficulté, de cette répugnance à formuler un mieux possible en faveur des sociétés terrestres est simple ; elle tient à la sincérité  même de leur foi religieuse. Nous l’avons dit, ils croyaient, comme leurs contemporains, à la malédiction de la chair, la terre était pour eux une vallée de larmes ; leurs investigations morales avaient pour limites infranchissables des traditions ascétiques qui faisaient de la mort l’unique but de cette vie. Or, je le demande, quelle importance pouvait avoir dans leur pensée l’augmentation du bien-être dans ce lieu d’exil, où, par sentence divine, l’humanité devait, jusqu’à la consommation des siècles,  trembler, expier et pleurer ?

 

F I N


    
 



  



Accueil | Nouveautés | Table des Ajouts