Les hasards de la brocante
m’ont fait acheter Les
libres prêcheurs devanciers de Luther et de
Rabelais, Étude
historique, critique et anecdotique sur lesXIVe, XVe et XVIesiècles,
par Antony Méray (Paris, A. Claudin,
libraire-éditeur, 1860). Le titreétait
nettement accrocheur puisqu’il calquait la
dénomination libres
penseurs — tout en n’ayant rien à voir
avec la libre pensée. Le livre de format
in-12, 221 pages, relié en demi-maroquin rouge
avec un dos en six caissons illustrés pour
plaire aux possesseurs de bibliothèques, avait
été tiré à 300 exemplaires, 203 sur papier
vergé, 40 sur papier vélin, 42 sur papier de
couleur, 40 sur grand papier vergé, 5 sur
grand papier de Chine, on l’apprend par la
dernière page, face à l’Achevé d’imprimer.
Ajoutons que l’édition originale datait de
1840 et que l’auteur, né en 1817 à
Chalon-sur-Saône, mourut vers 1889, mais de sa
personnalité nous ne savonsaujourd’hui
peu
de chose car Les
libres prêcheurs mis à part, il a publié
des ouvrages tombés dans un définitif
oubli : en 1847, Priape et
la comtesse, puis La Part
des femmes, un roman-feuilleton paru
pour la première fois dans le journal La
Démocratie pacifique, Le
Magasin des romans (1853, dix fascicules
en deux tomes). Mieux : en 1873 parut La vie au
temps des trouvères / Croyances,
usages
et mœurs intimes des XIe, XIIe&XIIIe
siècles d’après les Lais, Chroniques, Dits et
Fabliaux (Paris et Lyon, A. Claudin,
libraire-éditeur). et en 1876, La vie au
temps des cours d'amour / Croyances,
usages et mœurs intimes des XIe, XIIe&XIIIe
siècles, d’après les chroniques, gestes et
fabliaux chez le même éditeur.
On omet les
rééditions de Hachette/BnF, qui ne sont pas
des livres,
mais des brochures détestées par les amoureux
du Livre — oui,
avec une initiale majuscule, et considéré
comme une chose vivante.
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La table des chapitres donne
une idée de ce livre peu ordinaire, ne
serait-ce que par l’union de Luther et
Rabelais :
1. Les Moines frondeurs des
Princes temporels.
II. Les Moines frondeurs des
Princes de l’Église.
III. Les précurseurs de la
Réforme.
IV. Les Mystiques et les
Légendaires.
V. Les Miracles et
interventions surnaturelles.
VI. Opinions sur la vie future.
VII. Contes et apologues des
vieux prédicateurs.
VIII. Les Fantaisistes et les
Rabelaisiens.
IX. Les détails de mœurs des
vieux sermonnaires.
Le mot sermonnaires,
ici au pluriel, vient de sermon
dont le sens était : « discours
chrétien qui se prononce en chaire, pour
annoncer et expliquer la parole de Dieu et
pour exciter à la pratique de la vertu. »
(Littré). Dans l’usage courant, le mot peut
désigner un recueil de sermons, ou bien un
auteur de sermons, il s’agit ici des auteurs.
Quelques noms de sermonnaires ont plus ou
moins survécu : Olivier Maillard, Michel
Menot, Barelete (Bareleta en Italie),
Guillaume Pépin, André Valladier, devenu
jésuite en 1586, à propos de qui Antony Méray
écrivait, page 175 :
On pourrait citer
sans fin les singularités de l’excentrique
père Valladier car ses sermons seraient mieux
sous le titre de : Variétés
et cas estranges
que sous celui de Philosophie
de l’âme qu’il leur a donné. Je
n’ajouterai plus que cette drôlatique kyrielle
d’épithètes qu’il adresse à ceux qui doutent
de l’immortalité de l’âme : « Ce
sont, dit-il, quelques pédants crottez, vieux
peteurs, songe-creux, écervellez, grimasseux,
très idiots et très-brutaux.
On donne ci-dessous plusieurs
passages pris dans Les
libres prêcheurs mais pour laisser toute
sa liberté au lecteur on a placé les ajouts et
commentaires entre crochets,l’équivalent
de ce que seraient des notes de bas de page
dans un livre traditionnel.
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Page 1. « selon
moi, l’élément actif de la démocratie, le
ferment vivant et permanent des réformes,
pendant la longue période féodale qu’a
traversée l’Europe, se trouvait en grande
partie dans l’enceinte des monastères. En
France surtout [… où] certains de nos ordres
monastiques, les mendiants et les prêcheurs,
furent une sorte de milice populaire organisée
pour plaider la cause du faible et surveiller
les excès des puissants. » [Préface, par
Antony Méray].
Page 9. Le
lecteur apprend à connaître au moins quelques
titres d’ouvrages consacrés aux moines
prêcheurs d’antan : « malgré les
citations hostiles d’Henry Estienne
[1530-1598, calviniste, auteur de L’Introduction
au traité des merveilles anciennes avec les
modernes, ou traité préparatif à l’Apologie
pour Hérodote, Genève, 1566], malgré la
lourde Histoire
de
la prédication du Père Romain Joly
[capucin et homme de lettres, né en 1715, mort
en 1805], malgré le Prédicatoriana
de Peignot [Predicatoriana
ou Révélations singulières et amusantes sur
les prédicateurs, entremêlées d'extraits
piquants des sermons bizarres, burlesques, et
facétieux, prêchés tant en France qu'à
l'étranger, notamment dans les XVe,
XVIe
et XVIIe
siècles, 1841], livre agréable, mais
simplement agréable, malgré les quelques
plaisanteries éparpillées dans les Mémoires de
l’abbé d’Artigny [né en 1706, mort en 1768,
auteur de Nouveaux
Mémoires d'histoire, de critique et de
littérature, Paris, 1749-1758, sept
volumes in-12], dans L’Art de
désopiler la rate, par Panckoucke
[auteur de L'Art de
Désopiler La Rate… En Prenant Chaque
Feuillet Pour Se T. Le D. [se torcher le
Derrière] Entremêlé de Quelques Bonnes Choses
(Gallipoli de Calabre, l'an des folies, 175884
[entendre : 1754]).
Pages 16 et 17.
« Il ne faut pas s’étonner si les
quelques recueils gothiques dus au prolétariat
de l’Eglise militante ont conservé tant
d’attrait pour les bibliophiles sérieux. Il ne
suffit pas, pour bien comprendre le rôle
qu’ils ont joué, de voir les noms de ces
prédicateurs dont la race est éteinte, cités
par les historiens ; ilfaut
relire les élans passionnés de leur colère et
juger par soi-même les licences si énergiques
et si gaillardement colorées qu’ils se
permettaient dans leurs pieuses
exaltations. ».
À la première lecture le mot prolétariat
saute aux yeux du lecteur qui apprendra
ensuite, s’il ne le sait pas encore, que le
mot
prolétaire se trouvait déjà chez Cicéron
(De la
République, livre II, 22), sous la forme
proletarius.
mais en un sens un peu différent de celui
donné de nos jours.Si
l’on traduit le passage de Cicéron en français
cela donne :[à
l’époque de Servius] « ceux qui n’avaient
pas plus de quinze cents as ou n’avaient de
richesse que leur propre tête, il [Servius]
les appela « prolétaires » [dans le
texte : proletariosnominavit]
afin qu’il parût qu’on ne leur demandait que
de donner des enfants à l’Etat —
on rappelle que le premier sens du mot latin proles
est lignée, enfants, famille. Aujourd’hui,
il y a toutes les chances que le mot prolétariatfasse
jaillir le nom de Karl Marx. Un
autre mot, athéiste,
celui-ci venu du grec ancien, a traversé les
siècles, tantôt diffamant, tantôt élogieux,
lorsque tel ou tel se glorifiait de ne pas
croire en Dieu. Rappelons qu’en 1583, le mot athéiste
était uniquement péjoratif : « Le 26
mars 1583, sous le règne de Henri III, si
plein de parodies superstitieuses, le
feuillant Maurice Poncet, parlant d’une
procession de pénitents,
conduite par le roi en personne, pieds nus et
le corps couvert d’une sorte de sac en blanche
toile de Hollande, traita cette belle
dévotion d’acte d’hypocrites
et
d’athéistes. » (page 28).
Page 64.
On voit des prêtres usuriers,
cabaretiers, marchands, gouverneurs de
châteaux, notaires, économes, courtiers de
débauche ; le seul métier qu’ils n’aient
point encore commencer d’exercer est celui de
bourreau !… Les évêques l’emportent, en
fait de volupté, sur Épicure ; c’est
entre les pots qu’ils discutent de l’autorité
du pape et de celle du concile ! »
Page 71.
Le pouvoir politique, sous
Henri IV, mettra un frein aux excès
oratoires des moines prêcheurs :
« Nous avons vu les libres prêcheurs du
moyen âge sous leur aspect de tribuns,
prodiguant aux puissants de la terre les
réprimandes directes avec une verve et un
sans-façon de langage qui ne devaient plus se
reproduire à partir du règne de
Henri IV ». Mis en défiance par les
excès des prédicateurs de la Ligue, le pouvoir
royal, dont l’autorité était parvenue
d’ailleurs, à dominer tous les pouvoirs qui
lui faisaient contre-poids dans les siècles
précédents, imposa un frein à la hardiesse de
la chaire. Il ne fut plus permis d’y attaquer
les princes de l’État, ni de l’Église, ni d’y
discuter les actions des rois. »
Page 96.
Le frein donné aux attaques
sans ménagement des libres prêcheurs avait une
raison autre que politique.
« Le
supernaturel
était partout alors ; c'était un des
éléments essentiels des sociétés féodales, le
fondement et la base de la science
contemporaine. Pas un coup de foudre
n'éclatait sans intervention spéciale de la
Divinité, pas une ondée de pluie ne venait
rafraîchir l’atmosphère sans l’intercession de
quelque saint déterminé. La nature n’agissait
guère autour de nos ancêtres que par accidents
miraculeux. Dans les sermons, de même que dans
les Vitas
patrum [Vies des Pères] de saint Jérôme,
dans la Légende dorée de Jacques de
Voragine, dans la Vie des
saints de Pierre Nadal ou de
Natalibus, dans le Malleus
maleficarum [Marteau des sorcières,
1486 ou 1487] de Jacques Sprenger [né entre
1436 et 1438, mort en 1496], on est sans cesse
coudoyé par les esprits. »
Page 97.
Les délires des sermonnaires se
justifiaient par une vision du monde
simpliste, fondée sur l’ignorance.
« Aux yeux de
nos pères, la terre était et demeura jusqu’à
la découverte de l’Amérique et même jusqu'à
l’adoption définitive du système astronomique
de Galilée, une surface plane et immobile,
enserrée par une sorte de cloche d’azur à
transparence cristaline ; cette cloche
était l’enveloppe du ciel. La terre n’avait
point alors de rivales habitées dans les
espaces célestes […]
Dans ce système on
séparait l’univers en trois parts distinctes,
mais juxtaposées par les bords. Dans la partie
supérieure, Dieu régnait au milieu de la cour
céleste taillée sur le modèle de la cour de
nos rois ; dans la partie inférieure de
la terre, était l’enfer ou l’abîme habité par
Lucifer et ses sinistres légions ; enfin,
au milieu de ces deux royaumes, celui du bien
et du mal, se trouvait la troisième partie, la
terre, où l’homme luttait, tiraillé
alternativement par les envoyés des deux
autres régions, qui jouissaient du pouvoir de
se transporter auprès de lui avec la rapidité
de la volonté. »
Page 101.
Au chapitre V, intitulé
« Les miracles et interventions
surnaturelles », on lit :
« Ici, c'est un moine qui
devient possédé du démon pour avoir mangé de
la chair, un autre pour avoir bu du vin. Plus
loin, c'est une pauvre femme dans laquelle
entre le diable, parce qu'elle a eu le front
de se présenter devant la châsse [coffre
précieux où l'on conserve les reliques d'un
saint] de saint Sébastien, après avoir pendant
la nuit excité son mari ad actum
matrimonialem [au devoir conjugal]. Une
autre fois, ce même démon, qui entre si
facilement dans les corps humains, se trouve
arrêté sur les lèvres d'un ivrogne par une
simple goutte d'eau bénite. Enfin, c'est un
nommé Stephane, qui, au retour d'un voyage,
dit en colère à son domestique : — Diabole
discalcia me ! [Diable,
déchausse-moi] et voit, à son grand effroi les
courroies de ses chaussures et les boucles de
ses
houzeaux [lacets] se dénouer avec une
rapidité telle, ut apertè
constaret quod ei diabolus adesset et
obedisset [de sorte qu’il crut pouvoir
constater que le diable était près de lui et
lui obéissait]. »
Page 117.
« La cosmogonie reçue
avait rétréci le champ des aspirations de
l’âme, de même que la loi sociale avait limité
le terrain laissé à l’action du corps. L’homme
était soudé au sol, attaché à la glèbe [à
l’époque féodale, le mot glèbe
signifiait un« Fonds de terre auquel les serfs
étaient attachés et qu’ils devaient cultiver
par le servage (Le Petit
Robert de la langue française)],
l’humanité était exilée, en dehors du
mouvement des mondes, sur sa petite planète
qu’on lui présentait comme une vallée de
larmes. […] Il y avait deux issues uniques à
l’existence d’ici-bas : monter ou
descendre, s’élever triomphalement dans les
airs vers les régions azurées qu’habitait la
triple personnalité de Dieu [c’est la sainte
Trinité, le Père, le Fils et le Saint-Esprit],
ou s’abîmer dans les sombres entrailles de la
terre, dont l’éternel brasier était avivé par
les démons. »
Page 122.
On raconte que l’évêque de Gap,
vivement gourmandé par l’archevêque de Paris,
au sujet de ses incartades amoureuses,
répondit avec une naïveté délicieuse :
—Ah ! monseigneur, si vous
saviez ce que c’est, vous ne vous en
étonneriez pas ; j’ai vécu quarante ans
sans y songer. Je ne sais comment je m’avisai
d’en tâter ; mais, depuis, je n’ai pu
m’en passer. Essayez-en une fois, et vous
verrez qu’il est impossible de s’en passer
après.
É P I L O G
U E.
par Antony Méray
Le côté réformateur manquait à
l’esprit des prédicateurs d’autrefois, comme
le sentiment du progrès fait défaut à l’esprit
des prédicateurs d’aujourdhui [1860]. La
raison de cette difficulté, de cette
répugnance à formuler un mieux possible en
faveur des sociétés terrestres est
simple ; elle tient à la sincéritémême
de leur foi religieuse. Nous l’avons dit, ils
croyaient, comme leurs contemporains, à la
malédiction de la chair, la terre était pour
eux une vallée de larmes ; leurs
investigations morales avaient pour limites
infranchissables des traditions ascétiques qui
faisaient de la mort l’unique but de cette
vie. Or, je le demande, quelle importance
pouvait avoir dans leur pensée l’augmentation
du bien-être dans ce lieu d’exil, où, par
sentence divine, l’humanité devait, jusqu’à la
consommation des siècles,trembler,
expier et pleurer ?