|
|
En juillet 1854 paraissait chez
l’éditeur Gustave Havard un recueil
humoristique ? polémique ?
fantaisiste ? de 64 pages, format in-16. La page
de titre annonçait Les binettes contemporaines, par Joseph Citrouillard,
Revues par Commerson pour faire concurrence à celles
d’Eugène (de Mirecourt, — Vosges). Suivaient des
caricatures d’hommes de lettres signées de
l'initiale
N de Nadar ou du nom entier et de celui
de Didlot (le graveur), accompagnées d’un texte
faussement biographique, destiné à faire sourire,
critique sans aller jusqu’au pamphlet. Le terme
« binette », défini par le Littré
« Mot très familier. Tête ridicule »,
donnait le ton général voulu par l’auteur. Après le
texte, étaient annoncés les volumes à suivre :
en surtitre, 60 portraits par Nadar, puis venait le
titre, Les Binettes contemporaines par Joseph Citrouillard
Concurrence aux Contemporains d’Eugène, né à
Mirecourt (Vosges) et l'annonce que l'ouvrage
formerait 10 volumes à 50 centimes, contenant chacun
6 portraits par NADAR.
Une seconde édition, en 1858, sera augmentée
d’un avant-propos signé Joseph Citrouillard :
Je n'ai qu'une ambition, c'est
qu'après avoir lu Plutarque on lise mes
BINETTES CONTEMPORAINES, et que l'on
compare.
Je repousse d'avance l'hommage qu'on voudra
m'adresser, je n'en ai plus besoin.
Le choix de ce titre paraîtra bizarre, je le
sais. Je le tiens d'un Auvergnat, qui l'a
volé à une noble dame du faubourg
Saint-Germain, laquelle, dans un accès
d'enthousiasme, en voyant les ressemblantes
figures de NADAR, s'écria : « Oh !
les drôles de binettes !!! »
La foule est quelquefois idiote : je
lui devais cet aveu avant de commencer mon
œuvre.
Joseph Citrouillard.
|
Joseph Citrouillard était un pseudonyme, choisi
grotesque afin de bien montrer sa qualité de
pseudonyme, celui de Jean-Louis-Auguste Commerson
(1803-1879) qui d’ailleurs nous donnera dans Biographie comique,
par Commerson, [1883], sur-titré « Un million de
binettes contemporaines », Passard,
Libraire-éditeur, page 405 et suivantes une
notice humoristique sur lui-même, de laquelle on
extrait ces passages :
|
« Vers la fin du XVIIème
siècle, Commerson fut vendu fort jeune à des
marchands d'esclaves taïtiens par des
bohémiens qui l'avaient volé à sa nourrice. —
L'enfant eut tout de suite dix ans, puis
quinze ; sa précocité donna même à douter
s'il n'avait pas toujours été majeur.
Dès l'âge de cinq ans et trois
quarts, Commerson faisait des calembours
jusqu'à la dysenterie ; à tel point, que
sa mère comprenait que cet excès de calembours
dans un âge aussi tendre devrait lui nuire tôt
ou tard dans les lettres auxquelles elle le
destinait. […] Son père le flanqua au collège
Louis-le-Grand, pour lui apprendre à écosser
les adverbes, à éplucher les verbes actifs, à
pétrir une rhétorique, et à triturer tôt ou
tard une thèse de docteur quelconque qui pût
lui former et l'esprit et le cœur. […]
Commerson […] mène de front la
science du Cambiste et la chanson joyeusement
politique, que les petits journaux du temps
insèrent sous des pseudonymes différents. — Il
a pour complice et pour guide Jules Lovy, dont
les essais brillants avaient fait pressentir
le mérite réel qu'il a acquis depuis dans la
presse littéraire et musicale. — Oreste et
Pylade ne se quittent plus. Ils fondent
ensemble le courrier des bals sous le
titre : La Folie. Ce journal
frondeur vit de sa belle mort pendant sept
numéros consécutifs, et expire au milieu
d'atroces souffrances — causées par le
manque de numéraire. Une seule chose les
console dans leur malheur, c'est qu'il est
bien agréable, pour un pauvre, de n'avoir
point à se mettre en quête d'un notaire pour
placer ses fonds. Ils remboursent les trois
abonnés.
Saint-Alme fonde le Figaro, Jules Lovy et
Commerson ont la spécialité des coups
de lancette, à raison de
trente sols la douzaine. Lovy et Commerson
font partie des petits crétins de M.
Saint-Alme, en dépit de certains biographes
qui ont voulu depuis laisser croire qu'ils
étaient admis au nombre des collaborateurs
de ce journal.
Commerson,
qui n'avait d'esprit que ce qu'il en fallait
pour cacher qu'il n'en avait pas, entre au
journal le Corsaire, sous Viennot et
Lepage.
[…] il entre au Vert-Vert, par la
protection puissante de Jules Lovy,
rédacteur principal. Il est chargé des
comptes rendus comiques de la Chambre des
députés. — Pendant que la royauté de Juillet
s'occupe de ses travaux d'installation,
Commerson apprend la sténographie et débute,
à la session suivante, dans le
Réformateur de Raspail.
[…]
La binette de Commerson commence
à m'ennuyer, laissons parler un écrivain qui
l'a connu à l'œuvre, Philibert Audebrand. —
J'extrais ces quelques lignes d'une longue
biographie qu'Audebrand lui a consacrée dans
les premiers numéros du Mousquetaire :
Dans l'automne de 1835, deux
journalistes en disponibilité
s'étaient rencontrés un matin à la
librairie Pagnerre, alors naissante,
et, au bout d'une heure, ils en
étaient sortis bras dessus bras
dessous avec la pensée de fonder un
journal. Ce devait être une chose
neuve. Quant au texte, il était dit
qu'il sortirait de la plume
d'écrivains jeunes et déjà notables,
et qu'il constituerait un Magasin
hebdomadaire de littérature, d'art, de
science et d'industrie. Ces deux
journalistes en disponibilité étaient
MM. Commerson et Bègue-Clavel, mort
depuis consul à Turin. Ce magasin
parut sous le titre : LE TAM-TAM.
A côté de Clavel se tenait
Commerson, le vif-argent en personne.
Commerson était la cheville ouvrière
du Tam-Tam, comme il
est aujourd'hui l'âme de cette
joyeuse satire en prose qui se nomme
le Tintamarre. Clavel,
continue le biographe, avait des
paresses étranges, qui ressemblaient
souvent à de l'impuissance. Un
certain jour, en 1839, Commerson
entre chez moi, et, tout en se
laissant tomber sur un vieux
fauteuil, il me dit :
« Asseyez-vous, et brochez-moi
deux cents lignes. — Et
pourquoi ? lui
demandai-je ; est-ce que Clavel
n'est pas là ? — Bon !
riposte Commerson ; nous sommes
dans le mois de février ; c'est
dans le mois de février que Clavel a
perdu sa mère, il y a trente
ans ; et il a juré de ne
travailler jamais pendant ce
mois-là. Je ne peux donc pas compter
sur lui pour une virgule. »
……… La Nouvelle dramatique,
sévèrement écrite, correcte, morale,
colorée, ne lui convenait pas. Quand
je lui signalais quelque œuvre
d'imagination qui me paraissait avoir
quelque mérite : — « Fort
bien, me disait-il, c'est bien écrit,
je ne dis pas non, mais j'aimerais
mieux que ce fût amusant. » Amusant,
faire amusant, voilà le
critérium de notre temps ;
Commerson avait deviné toute notre
époque, qui a, hélas ! l'art
sérieux en horreur.
|
Le Tintamarre a succédé au Tam-Tam, comme les
Capétiens ont succédé aux Carlovingiens.
Le 2 avril 1843,
Commerson fonde le Tintamarre avec sa bonne
humeur et les types qu'il a créés avec
succès dans le Tam-Tam, Jules Lovy le
seconde dans cette nouvelle publication
hebdomadaire où Commerson continue et achève
la cinq cent soixante-deuxième séance du Blagorama, cette satire des
puffistes qu'il a tympanisés pendant près de
douze années consécutives. Commerson a été
le Pindare du père Aymès et le Tortor des
charlatans de toute espèce. Il a, dans cette
Odyssée, stigmatisé les chemins de fer de
mauvais goût, les feuilletons polissons de Mme
Sophie Gay, les pâtes Regnauld et les
dentistes ; il a flagellé les
somnambules et les marchands de soupes
universitaires ; il a combattu
longtemps et toujours les huîtres
cramponnées aux platras du Constitutionnel, […]. Mais il est
mort à la peine, le malheureux jeune
homme ! […]
Un biographe resté inconnu
a fait de lui ce portrait :
COMMERSON.
Petit caporal de la littérature, dont
le nom est, sinon glorieux, au moins
populaire comme celui de Napoléon.
Fait du
sentiment pour les modistes, de
l'esprit pour les garçons coiffeurs,
du style pour les vaches espagnoles.
A
publié un certain nombre de petits
volumes qu'on lit sans les juger, et
qui représentent agréablement la
littérature française — aux yeux de
l'admiration britannique.
|
Quelque sévère que soit ce
portrait, je conviens qu'il y a du vrai.
Commerson n'a jamais été qu'un stylicide, un écrivain à la
petite semaine, dont le style marche avec
des chaussons de lisière, pour faire le
moins de bruit possible. Parmi les petits
volumes dont veut parler le biographe
inconnu, citons les Pensées d'un
Emballeur,
le Code civil dévoilé, Rêveries
d'un étameur et Un
million de bouffonneries ; et vous aurez le
complément de cette biographie tant soit peu
ruolzée (système Christofle). […] »
|
|
Mirecourt, si méprisé par son
imitateur Commerson, désigne Charles Jean-Baptiste
Jacquot (1812-1880), le bien connu inventeur, sous le
nom Eugène de Mirecourt — référence à la ville de
Mirecourt, dans les Vosges où était né Charles Jacquot
— de la série LES CONTEMPORAINS Hommes de lettres,
publicistes, etc., etc., éditée par J.-P. Roret et
Compagnie, et sous l’appellation LES CONTEMPORAINS
Portraits et Silhouettes au XIXe
siècle par la Librairie des Contemporains, 13 rue de
Tournon. Le format des fascicules de Commerson est de
12 x 8 cm, et celui des Contemporains de
13,5 x 9 cm, le nombre de pages est à peu
près identique, autour de 60-70 pages dans l’une et
l’autre éditions, et bien des auteurs choisis par
Mirecourt le seront aussi par Commerson. Les
portraits, en revanche, sont conventionnels chez
Mirecourt, rien à voir avec les géniales caricatures
de Nadar
:
|
|
|
|
Paul de Kock
dans Paul de Kock par E. de
Mirecourt
|
Paul de Kock par Nadar
|
Ajoutons
que Nadar
avait repris pour Les Binettes contemporaines des portraits prélevés
dans le Panthéon Nadar rendu public en 1854, avec ses 249 (ou
200, ou 259) personnages !
|
|
|
|
|
Quatre Binettes
prises dans la seconde édition
des Binettes contemporaines
Paris, Gustave Havard, 1858.
|
CHAMPFLEURY
|
« […] Le
poëte funambulique fit longtemps
les délices de la mère Moreau et
du café Momus où s'assemblait le
cénacle des pipes littéraires et
culottées, et fit mourir de
chagrin, dit-on, le père Pélaprat,
de l'avoir eu pour locataire. —
Avant de mourir il avait chargé
son intendant de lui dire : « Je
n’aime pas chez moi les
littérateurs, je vous donne
congé. » Pélaprat était un
homme d’argent ; Champfleury
vit avec plaisir, le 8 janvier
1829, mettre un terme à ses
rigueurs ; il accepta le
congé et profita des loisirs que
lui donnait la recherche d’un
logement pour déposer le long des
murs de la Revue de Paris ses deux
derniers ouvrages, dont l’un
s’intitule les Aventures de
mademoiselle Mariette, dans lequel
il fait l’apologie des hommes
mandarins ; l’autre, les
Souffrances de M. le professeur
Delteil, roman réaliste dont
l’éloquence pèse, un chapitre
portant l’autre, une moyenne de
350 kilos, bon poids, — sans le
papier.
On dit, mais on est si
méchant, on dit qu’il a cherché
vainement à se faire guérir de
ses excentricités par
l’hydrothérapie. — Sa maladie me
paraît incurable. »
|
ARSÈNE
HOUSSAYE
|
|
[…]
Partout, même en Belgique, pays de
la contrefaçon, — les femmes ont été
considérées comme les roses de
la vie. Voici venir le bel
Arsène adressant à M. Jules Janin le
quatrain joyeux que voici :
O
toi que la fortune accable
de faveur
Voyageur nonchalant qu'on
aime et qu'on envie
Cueille longtemps encore
au sentier des rêveurs,
Cueille les roses de la
vie.
|
Je donnerait dix an de la
vie de mon propriétaire pour
voir le gros et gracieux M.
Jules Janin cueillir les roses
de la vie. — Que cet
être-là doit bien
cueillir ! Il a dû bien
sourire dans son sentier des
rêveurs !
M. Arsène Houssaye se
livre avec une ardeur effrénée
au genre bergerade ; il
invente la poésie florale :
cette poésie porte à la tête et
au cœur. Un serpent sous
l’herbe établit sa
réputation, et le place au rang
des écrivains de talent.
|
GÉRARD DE NERVAL
Cet homme de tant de verve
et de mélancolie se livre à la
culture des vers et fait paraître
successivement deux ouvrages, l’un
intitulé : Souvenirs de nos
gloires, et l’autre : Élégies
nationales.
Il passe dans le monde littéraire
pour coloriste à outrance. Le
bibliophile Jacob, qui dirigeait
alors le Mercure de France,
l’engagea en qualité de
traducteur-solo d’ouvrages
allemands.
Il se lie très-intimement
avec toute la bande des
littérateurs insurgés contre
l’école classique ; on lui
fourbit des armes pour se joindre
à l’insurrection.
Gérard de Nerval forme le cercle
des rugisseurs ; Victor Hugo
est nommé généralissime et
distribue les massues aux
conjurés.
[…]
Ce bon Gérard, doux comme un
agneau, timide comme une jeune
fille, se croit le plus humble et
le dernier des combattants dans
cette grande arène des lettres, où
tant de gens se posent en
matamores ; il souffre
parfois de cette guerre
d’extermination ; car au fond
il n’en veut pas au classique, qui
ne lui a rien fait.
|
ALPHONSE KARR
|
|
Un abcès et un homme de génie
finissent toujours par percer,
ai-je dit quelque part ; je
ne m’en défends pas. Je n’ai à
m’occuper pour le moment que de
l’homme de génie qui a percé dans
une soupente de la rue Charlot, au
Marais, entre sept et huit heures
du soir et le médecin et la
sage-femme, dix ans avant
l’assemblée du tiers état. […]
Les Guêpes,
journal mensuel, paraissent et
font une vive sensation dans le
monde des lettres et dans les
boutiques des journaux. M.
Alphonse Karr fronde, pique et
mord tout ce qu’il trouve. C’est
Tibulle, Pindare et Piron ;
— trois têtes dans un seul
bonnet de coton.
[…] la publication de ses Guêpes achève sa réputation de
critique et d’observateur, et le
place au premier rang de nos
écrivains modernes.
|
|
F I N
|
|
|
|