ÉDITIONS PLEIN CHANT

(LES AMIS DE PLEIN CHANT)

Mars 2023


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DE LA
CHARLATANERIE
DES

S A V A N S ;
PAR
 MONSIEUR MENKEN :
Avec des Remarques Critiques de
differens Auteurs.
 
Traduit en François

A LA HAYE,
Chez Jean van Duren

MDCCXXI

 


  

Un livre illisible ?

ARCHIVES.   Dépôt de beaucoup de
chimères respectables, et de beaucoup
d'impostures utiles.
(Mémorial du Sage,ou petit dictionnaire philosophique
publié par C***
[Cousin d'Avallon, Paris, 1807].


 

Note : l’orthographe et la ponctuation du livre ont été intégralement respectées.

 

En 1721 paraissait à La Haye, chez le Marchand Libraire Jean van Duren, un petit livre intitulé De la Charlatanerie des Savans ; par Monsieur Menken [Johann Burckhardt Mencke, né à Leipzig en 1674 où il mourut en 1732. Menken est la forme française de Mencke] : Avec des Remarques Critiques de differens Auteurs. Traduit en François. Sur mon exemplaire, un bibliophile a complété à la plume : « [Traduit en François] par Durand, fils du pasteur de Nimègue ». Nimègue (en néerlandais, Nijmegen ; en allemand, Nimwegen) était une ville dans l'Est des Pays-Bas. Vient ensuite, sous le titre, une vignette gravée de B. Picart, créée en 1720. L’illustration de la page de titre surmontée d’un bandeau où on lit « /SIC / DELUDIMUS /INEPTOS/ [C’est ainsi que nous nous jouons des sots], est une réponse à l’image de la page de gauche qui porte l’inscription « MUNDUS VULT DECIPI » [le Monde veut être trompé].

Le livre : 14,5 x 9 cm, 242 pages chiffrées suivies d'une table des matières originale de 38 pages, originale dans la mesure où elle est alphabétique tout en donnant ou le thème d’une notice, ou le nom de son auteur. Le texte imprimé reproduit deux discours prononcés en public par J. B. Menken à l'Université de Leipzig le 9 février 1713, puis le 14 février 1715, ici traduits en français. Imprimés, les deux Discours accèdent au statut de texte littéraire : on a de la page 1 à la page 115 le texte du premier Discours, suivi par le second qui va de la page 116 à la page 241 et s'achève par un sec « Mais, c'en est assez. Finissons. »

Pourquoi qualifier De la Charlatanerie des Savans d'ouvrage illisible, même avec un point d’interrogation ? Parce que, jamais réédité après 1722, le livre n’était plus disponible, tout simplement inconnu des spécialistes littéraires contemporains et même des amateurs de curiosités et l’on voudrait mettre ici en lumière par de courts extraits la complexité d’un livre petit par ses dimensions matérielles mais grand par les découvertes littéraires qu’il offre au lecteur contemporain. Le texte proprement dit commence on ne peut plus traditionnellement par une Préface de l'Auteur, où est justifié le titre agressif, on dirait même scandaleux, qui unit le meilleur, les savants, au pire, la charlatanerie. Comment définir la charlatanerie, donc le charlatan ? Le Petit Robert de la langue française (2019) définit le mot : « 1. anciennement : vendeur ambulant qui débite des drogues, arrache les dents, sur les places publiques et dans les foires. 2. Personne qui exploite la crédulité publique, qui recherche la notoriété par des promesses, des grands discours. » Menken, lui, transporte les mots ordinaires charlatanerie, charlatan dans le monde des livres littéraires : « Pour ce qui est du Titre extraordinaire […] j’ai cru y être autorisé par la pratique de ceux qui n’ont pas fait dificulté d’en mettre de pareils à la tête de leurs Ouvrages : Le Pédantisme ou la Pédanterie Litéraire, la Galanterie Litéraire, par exemple. » Il déclare : « j’ai voulu montrer qu’il n’est point de Science, qui n’ait son Foible, son Vuide, sa Vanité », mais pour ne pas dévaluer son propre livre, il affirme que son livre à lui est l’inverse d’une charlatanerie et le prouve : « J’avoue franchement, que je me suis quelque fois, servi des Pensées d’Erasme [auteur de L’éloge de la Folie], d’Agrippa [Cornelius Agrippa, auteur de De incertitudine et vanitate scientiarum atque artium, en français : Sur l'Incertitude, Vanité et Abus des sciences, 1531], de Naudé [Gabriel N. auteur entre autres de Instruction à la France sur la vérité de l'histoire des Frères de la Rose-Croix, 1623], de Lilienthal et de plusieurs autres ». Pages 14 et 15, Menken apprend au lecteur « qu’on n’a pas eu tort de dire que la Charlatanerie est la cinquième, et même la première Partie de la Médecine ; et que c’est être indigne de porter le titre de Médecin, que de ne pas la posséder à fond. » La remarque suscite une longue note, signée CHAR (page 15, note 16 signée CHAR.) :

 

« le Lecteur ne sera sans doute pas faché de trouver dans une Note en quoi elle [la charlatanerie] difére de la Pedanterie, de la Galanterie, et du Machiavellisme Literaire. La Charlatanerie ne marche jamais sans la Pedanterie et sans le Machiavellisme ; elle est même une espèce de l’un et de l’autre ; mais la Pedanterie, de même que le Machiavellisme, se trouve souvent sans la Charlatanerie. La devise du Charlatan est, Mundus vult decipi ; le Monde veut être trompé. On peut dire que le Charlatan a le jugement compromis, plûtôt que la volonté ; mais le Pédant, amoureux à la fureur de l’Antiquité, ne s’ocupe que de choses vaines, et soufre les mêmes accès en son jugement, et en sa volonté. »

 

Pages 16-17, l’éventail est élargi :

 

« les Médecins ne sont pas les seuls Charlatans ; tout ce qu’il y a de Savans au monde, se placent de leur propre Autorité au rang des Dieux, lorsqu’ils ont remporté l’Approbation des Hommes. Vaine Fumée ! qu’ils hument à longs traits, et dont ils pouroient aussi peu se passer que de l’air qui leur conserve la vie. »

 

Les médecins ne sont pas les seuls à se conduire en charlatans, « Arrètons-nous-donc aux seuls Titres des Livres, à ces Titres si grands, qui donnent de si belles espérances, mais qui trompent si cruellement le trop avide et trop crédule Lecteur. Il y a dans Pline l’ancien [né en 23 après J.-C., mort en 79] un endroit fort divertissant à ce sujet, sur le compte des Grecs ; « Jamais, dit-il, jamais Nation ne fut plus heureuse en Titres merveilleux : on n’y tarissoit pas. Les uns apelloient leurs Ouvrages des Rayons de Miel, les autres des Cornes d’Abondance, où vous pouviez trouver de tout au gré de vos desirs ; oui, de tout, jusqu’à du Lait de Poule. »

 

Autre complication pour un lecteur moyen : l’abondance d’auteurs. Oui, d’auteurs, tenant le rôle de critiques littéraires. Les phrases alignées par Menken sont ainsi augmentées de notes plus ou moins longues, et plus souvent longues que brèves, fournies par des auteurs annoncés dans le sous-titre du livre : « Avec des Remarques critiques de differens Auteurs ». Page 33 du livre on a une ligne de Menken et le reste de la page occupé par deux annotateurs, un schéma que l’on retrouve page 34. En principe, les notes d’un texte littéraire devraient être brèves pour que l’attention du lecteur ne soit pas monopolisée par d’autres auteurs que lui, utiles certes, mais ne devant pas rivaliser avec le seul Auteur. Il est vrai que les notes sont imprimées en caractères plus petits que le texte lui-même, mais pour le sens, elles sont de même valeur que lui, au même niveau, bien qu’ils signent leurs notes par des initiales. Les annotateurs vont parfois jusqu’à  contredire l’Auteur, signe qu’ils sont au moins ses égaux. On lit ainsi page 3, note 1 : « L’Auteur se trompe : On verra par la Note suivante, qu’il vouloit parler de J. Puget de la Serre. [signé L. T]. Précisons ici que l’on rencontre souvent la signature L. T. qui est à lire : Le Traducteur, comme on l’apprend à la fin de la note 5, page 5, où les initiales de ce critique sont complétées à la plume. Si L. T. est le plus prolixe, il est entouré de nombreux fournisseurs de remarques critiques : SCRIB [pseudonyme formé sur le verbe latin scribere], THEM., CHAR., J. HALL., VAND [peut-être Jean van Duren, le Marchand Libraire, l'éditeur du livre], KEND, TRIVULT, SAM., SALL., DROM., Q. MARC., etc.

En principe, les notes d’un texte littéraire doivent éclairer le lecteur en rendant le texte de l’auteur plus compréhensible mais s’attaquer à l’Auteur lui-même est interdit, l’annotateur doit rester à sa place, même quand il tient le rôle de critique littéraire. On lit ainsi, page 177, dans le texte, donc sous la plume de Menken : « Simon Dache, si célèbre et si renommé dans toute la Prusse, ne paroissait, dit-on, jamais en public qu’avec les Ornemens d’un Poéte couronné ».Voici la note de THEM. sur la même page, note 61  : « Un Homme digne de foi, qui a demeuré longtems à Konisberg en Prusse, m’a assuré qu’il n’y avoit jamais rien entendu de semblable, mais qu’au contraire la mémoire de cet homme y est en vénération, autant parmi les Bourgeois que parmi les membres de l’Université, et qu’on le loue généralement de sa Modération, de sa Simplicité, et de sa Douceur. Je m’étonne que M. Menken, qui choisit si bien ses Exemples, ait fait entrer dans son Discours l’Histoire de Simon Dache, sur un Ouï-dire. »

Cette note de THEM est confirmée par L. T. :

 

 « Je m’étonne que M. Menken qui choisit si bien ses Exemples, ait fait entrer dans son Discours l’Histoire de Simon Dache, sur un Ouï-dire ; Ne sait-il point quelles mauvaises suites un Ouï-dire imprimé traine après soi ? M. Menken écrit une chose sur un on dit : un autre raportera le même fait, et citera M. Menken, sans se mettre en peine de remarquer que M. Menken ne cite qu’un Ouï-dire ; et, parce que M. Menken passe pour un homme exact et judicieux, l’Histoire qu’il raporte passera pour certaine. Plus on a de réputation dans le monde, et plus on doit avoir de circonspection. »

 

On notera un autre défaut : la trop grande abondance de références, cette fois dans les marges de gauche et de droite, a causé une impression typographique littéralement minuscule, difficile à lire ; il est vrai que ce défaut est compensé par le fait que les lecteurs ordinaires apprennent des mots anciens tombés en désuétude. Par exemple, pages 105 et 106 est cité dans le texte un « fameux Théologien » qui avait employé dans une discussion ce mot inconnu, Myriotechnites :

 

« Mon petit Chien répondroit sans peine à un tel Argument. Il fallu passer à un autre. Oh ? Oh ! s’écria-t-il, En voici un terrible, et capable de fermer la bouche à un Myriotechnites. L’Argumentateur, étonné comme il étoit naturel de l’être, d’une Efronterie pareille, ne comprit pas d’abord tout le sens de ces paroles, et répondit qu’il n’étoit pas un Myriotechnites : sur quoi notre homme, voiant une occasion de sortir de la Dispute avec honneur, fit un grand éclat de rire, et dit à son Antagoniste, He ! qui Diable t’apelle Myriotechnites ? C’est ainsi qu’un de nos Compatriotes, qui avoit vaincu en tant de rencontres, perdit une partie de sa Gloire. Voiez, Messieurs, ce que peut une Impudence extrême dans les choses mêmes les plus sérieuses. »

 

Ajoutons que l’étymologie grecque du mot « Myriotechnites » est donnée sur la marge de droite, page 105, où le lecteur apprend que Myrio signifiant dix mille, et technite ouvrier. Suit ce commentaire : « C’est un Mot forgé à plaisir, dont personne ne s’étoit peut-être jamais servi ; et c’est ce qui surprit l’Oposant et l’empêcha d’en comprendre d’abord la signification. S’il faloit rendre ce Mot par un autre, reçu en François, j’emploirois celui de Sophiste. » Voilà encore un mot à définir, mais De la Charlatanerie des Savans nous y aide, page 142, sur un mode satirique :

 

« Les Savans de cet ordre [les sophistes] ne font aucune difficulté de nier les choses les plus certaines et les plus évidentes. Ni l’Examen, ni l’Aprobation, ni l’Autorité, ni le Consentement unanime de tous les Auteurs, ne les empêcheront point de s’élever même contre ce que l’Histoire a de plus certain. Ils entreprendront de nous prouver par de petites Subtilitez amassées çà et là, que Troie n’a pas été prise [allusion à la Guerre de Troie, que l’on connaissait uniquement par la lecture de l’Iliade et de l’Odyssée], qu’Alexandre [Alexandre le Grand, roi de Macédoine, né en 356 av. J.-C., mort en 323 av. J.-C.,] étoit un poltron, qu’Hélene étoit non-seulement laide, mais afreuse [Hélène, fille de Zeus et de Léda, avait été enlevée par le troyen Pâris, ce qui déclencha la guerre de Troie].»

 

Les poètes ignoreraient-ils la charlatanerie ? Non, certes, car on lit, pages 162-163 : « Quant aux Poétes, je trouve qu’ils ont l’Esprit aisé, agréable, divertissant ». Très bien, mais… mais voici la suite : « ils sont si présompteux, si vains, si fort remplis d’eux-mêmes, que je pourrois sans peine en faire un Article des plus étendus de ma Charlatanerie, si je n’avois bien d’autres choses à vous dire. » Ces propos sur les poètes sont annotés, page 164, par L. T. et les poètes grandissent, grandissent :

 

« Je ne suis pas surpris qu’on ait cherché dans les Poétes les Principes de toutes les Siences, puisque pour faire un Poéme comme l’Iliade et l’Eneïde, il faut avoir du moins une teinture de toutes les Siences et de tous les Arts. Ce n’est pas assez d’être Théologien, Mathématicien, Astrologue, Historien, Architecte, Geografe, Politique, Généalogiste, si l’on n’est aussi Peintre, Artisan, Laboureur, etc ; en un mot, omnis homo [n’importe quel homme]. Je ne m’étonne pas non plus qu’on ait cherché dans les Poétes la Décision de certaines questions, la Connoissance de l’Avenir […] Car, puisque la Poésie est le langage céleste, et que les Poétes sont même la Bouche des Dieux, n’est-il pas vrai-semblable que l’on trouvera dans leurs Ecrits ce qu’on chercheroit vainement ailleurs ? »

 

Pages 132 et suivantes toute une catégorie d’auteurs, les essayistes, les commentateurs, les grammairiens, les Pédants est méprisée, sont décrits en charlatans :

 

« Toutes les Pensées, toutes les Recherches de cette sorte de gens ne roulent que sur des choses vaines. Ils proposent leurs Remarques usées et communes avc la même gravité, que s’il y étoit question du salut de la République des Lettres. Doit-on écrire Vergile ou Virgile ? L’Auteur des Nuits Attiques s’appelle-t-il Agele, ou Aulugelle ? Homere est-il plus ancien qu’Hesiode ? Voilà sur quoi roule les disputes de ces Savants (page 133). »

 

Les mathématiciens se conduisent eux aussi en charlatans :

 

« Il est certain que ces gens-là sont d’autant plus hardis à mentir et à en imposer, qu’il se trouve peu de personnes qui aient assez de connoissance des Matématiques, pour découvrir leur Fraude et leur Charlatanerie. De là vient qu’il ne se passe point d’année qu’on ne voie paroitre quelque Archimede nouveau, quelqu’un qui se vante d’avoir trouvé la Quadrature du Cercle, ou le Mouvement perpétuel, ou les longitudes, etc. (page 199, note 79). »

 

Page 206, l’auteur du livre, Menken, après s’être moqué des faiseurs d’horoscope se retire du jeu, tout en donnant à ceux de ses lecteurs qui ne craignent pas de lire les sottises des charlatans quelques noms d’auteurs ayant écrit sur les mathématiciens :

 

« dispensez moi de porter plus long-temps ma vue sur des objets si odieux. Cependant, si quelqu’un de vous, Messieurs, souhaite d’être instruit plus au long de toutes ces Impostures, et des autres Charlataneries des Mathématiciens, il n’a qu’à consulter Jean Pic de la Mirandole [1463-1494], Henri Corneille Agripa [Heinrich Cornelius Agrippa, né à Cologne en 1486, mort en 1535, auteur de De occulta philosophia (La Philosophie occulte, Cologne, 1531-1533)] et divers autres, qui en ont composés des Volumes entiers. »

 

Page 207, note 85.

 

« On est presque à la fin du livre, ce dont se réjouit l’annotateur L. T. : « Ma main se lasse d’écrire tant de Bagatelles. Je souhaite que le Lecteur, moins dégouté que moi, trouve mauvais l’etc. de la Remarque précédente, ceux que j’ai déjà mis, et ceux que je suis bien résolu de mettre avant que d’arriver à la fin de cet Ouvrage. Au reste, ces etc. ne sont pas si dangereux que ceux, dont les Italiens demandoient, il n’y a pas longtemps, d’être garantis. Seigneur, disoient-ils, délivrez nous de la fureur des Païsans, des Quiproquo des Medecins, et des Etcetera des Notaires. »



 

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