ÉDITIONS PLEIN CHANT

(LES AMIS DE PLEIN CHANT)

Février 2023


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Lire et relire
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Variété des lectures.

 

La lecture diffère s’il s’agit de lire un livre, une revue, un journal, une affiche dans la rue. On ne lit pas la poésie comme la prose, un ouvrage ancien comme un livre contemporain. Le bibliothécaire n’exerce pas son métier de façon identique devant un manuscrit ou un livre imprimé. On ne lit pas de la même manière chez soi, dans une bibliothèque, dans le métro ou l’avion ou, plus rarement à notre époque, dans la nature, en ayant emporté un livre de petit format, logé  dans une poche de pantalon. Et que dire de ces compléments au verbe lire étrangers au monde du livre ! On lit dans les cœurs : « On dirait qu’il [La Bruyère] a trouvé le moyen de lire dans tous les cœurs : semblable à une Divinité, il connoît les pensées les plus secrettes, il voit dans les replis les plus cachez ; le Sçavant, l’Ignorant, la Prude, la Coquette, le Courtisan, le Bourgeois, l’Homme d’épée, l’Homme de robe, tous ces états sont justement définis. » (Le Solitaire philosophe, ou Mémoires de Mr le marquis de Mirmon, par Mr L.M.D. [Monsieur le marquis d’Argens], Amsterdam, Westein et Smith, 1739, page 110). On lit sur le visage d’autrui, ainsi que le disaient Arsène Houssaye et quelques autres : « Ne lisons-nous pas à livre ouvert dans la figure ? Les yeux ne trompent pas. C’est là qu’il faudrait apprendre à lire et non dans les livres » (Arsène Houssaye, « Le silence », dans Les Comédiens sans le savoir (Paris, Librairie illustrée [1887], page 257). Nous lisons dans les yeux de notre interlocuteur, de notre interlocutrice, des sentiments tels que l’amour ou la haine, la surprise, la curiosité. Et pour finir précisons que le mot lecture peut renvoyer à ce qui n'a rien à voir avec les yeux, lorsqu'il relève de l'esprit seul, puisque un essai sur tel ou tel auteur peut avoir en sous-titre : Lecture de… Le mot lecture devient ainsi l'égal  du mot  interprétation et l'on vous demandera : quelle est votre lecture de [tel ou tel texte] ?

Tournons-nous vers l’histoire littéraire. En 1637, Descartes écrivait dans la première partie du Discours de la méthode : « J’ai été nourri aux lettres dès mon enfance », puis il précisait qu’une fois jeune adulte, il avait résolu « de ne chercher plus d’autre science que celle qui se pourrait trouver en moi-même, ou bien dans le grand livre du monde ». Pour lui, lire dans le grand livre du monde signifiait voyager, chercher à s’instruire par l’expérience et la conversation avec des gens d’esprit, et non par la lecture : « j’employai le reste de ma jeunesse à voyager, à voir des cours et des armées, à fréquenter des gens de diverses humeurs et conditions, à recueillir diverses expériences, à m’éprouver moi-même dans les rencontres que la fortune me proposait, et partout à faire telle réflexion sur les choses qui se présentoient que j’en pusse tirer quelque profit. » Charles de Saint-Évremond (1614-1703) lira un autre livre du monde, celui des nobles et des courtisans : « Le plus beau livre qu’on puisse lire, c’est le livre du monde ; et ceux qui y peuvent lire plus facilement et avec plus d’utilité, sont les personnes attachées aux Grands : Comme ils ont tout le loisir d’y étudier, rien n’échappe à leur attention ; et réfléchissant sur ce qu’ils ont de bon, et sur ce qu’ils ont de mauvais, ils peuvent se former sur eux, et devenir gens de distinction et de mérite » (Ch. Cotolendi, Saint-Evremoniana…, Paris, A. de Billy, 1710, page 8). Un siècle plus tard, Jean-Jacques Rousseau, au début du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes s’adresse au lecteur : « Ô Homme […] voici ton histoire telle que j’ai cru la lire, non dans les Livres de tes semblables qui sont menteurs, mais dans la Nature qui ne ment jamais. ». Au XIXe siècle le peintre Eugène Delacroix regardait avec attention des photographies qui lui permettaient de lire le corps humain tout en méprisant les écrits sur le corps : « je regarde avec passion et sans fatigue ces photographies d’après des hommes nus, ce poème admirable, ce corps humain sur lequel j’apprends à lire et dont la vue m’en dit plus que les inventions des écrivassiers. » (E. Delacroix, Journal 1822-1863, Plon, 1996, page 550). Au XXe siècle Pierre Mac Orlan, dans une préface datée de 1951 pour une édition définitive de La Clique du Café Brebis, paru pour la première fois en février 1919 à la Renaissance du Livre, sous-titré Histoire d’un centre de rééducation intellectuelle, essayait de redonner vie à l’ancêtre de 1951 : « cet essai romancé et romantique n’est pas encore hors d’usage. Le Café Brebis ouvre toujours sa porte à ceux qui se nourrissent de poussières anciennes. »

Abandonnons le chemin de l’histoire littéraire pour emprunter celui du langage et scruter de plus près le mécanisme de la lecture par le biais de la métaphore.

 

Quelques métaphores de la lecture.

 

Au dix-huitième siècle, appelé « le siècle des lumières », la lumière était une image traditionnelle pour désigner la raison propre à l’esprit humain, mais on trouve cette image déjà au dix-septième siècle, par exemple chez Noël Argonne, un moine dit dom Bonaventure d'Argonne, dit encore monsieur de Moncade, ou bien Vigneul-Marville, né à Paris en 1634 ou 1640, mort en 1704 :

 

Me rencontrant à Paris dans une Bibliotéque avec un fort habile homme, il me dit après l'avoir long-tems considérée : Cette Bibliotéque est belle mais elle n’est pas assez éclairée. Que dites-vous, Monsieur, lui répondis-je ? Le jour y entre de tous côtez. Je veux dire (me repartit-il) que je n'y remarque presque point de Critiques. Voïez-vous (continua-t’il) tout cet amas de Livres est peu de choses, à moins qu'on ne trouve auprès de chaque Auteur son Critique, ou son Adversaire s'il en a. » (Vigneul-Marville, Mélanges d’histoire et de littérature, Paris, A. Besoigne, 1700, t. I, page 141).

 

D’une manière plus concrète, plus imagée, la lumière peut être celle du feu, transformé en incendie par un livre antireligieux :

 

« Un seul bon livre peut renverser un million d’erreurs. C’est le flambeau qui allume un incendie immense. Des millions de monuments consacrent la vérité qu’il contient ; des millions de bouches dans autant d’endroits différens la répètent et la propagent. […] Plus de rois, plus de prêtres ; ce cri de la raison va retentir d’un pôle à l’autre. » (« Discours préliminaire », Essai sur les préjugés…, par Dumarsais [en réalité le baron d’Holbach], Paris, Niogret, 1822, page 22).

 

Le lecteur peut plonger dans un livre et voici présente et bien concrète l’idée abstraite de la profondeur, le profond étant opposé au superficiel d’une pensée qui se contenterait de rester à la surface des choses. À l’inverse, la lecture peut se révéler aussi ennuyeuse que la pluie, par exemple, au jugement de Balzac ayant lu, ou plutôt essayé de lire, le Port-Royal de Sainte-Beuve puis disant sa déception dans une lettre à Mme la comtesse de E., datée du 10 août 1840 :

 

« En lisant M. Sainte-Beuve, tantôt l’ennui tombe sur vous comme parfois vous voyez tomber une pluie fine qui finit par vous percer jusqu’aux os. Les phrases à idées menues, insaisissables, pleuvent une à une et attristent l’intelligence qui s’expose à ce français humide. Tantôt l’ennui saute aux yeux et vous endort avec la puissance du magnétisme, comme en ce pauvre livre qu’il appelle l’Histoire de Port-Royal. » (Revue parisienne dirigée par M. de Balzac, Paris, 1840, volume 1, page 194).

 

Balzac encore, cette fois chantre d’une lecture-opium : « La lecture est devenue un besoin. L’imagination européenne se nourrit de sensations qu’elle demande à la littérature comme le Turc demande des rêves à l’opium. » (« De l’état actuel de la librairie », article paru dans le Feuilleton des journaux politiques, 3 mars 1830).

Et voici deux images contraires du même objet, la lecture. La première concerne l’immense production en vers et en prose de Victor Hugo :

 

« Entrons résolument dans ce gigantesque fourré des Contemplations, forêt peu vierge, mais très-épaisse, où l’on se heurte à tous moments à des troncs d’arbres, à des fouillis de ronces et de lianes, à des plantes exubérantes et parasites, à des repaires d’animaux de toute espèce, depuis le lion jusqu’au hibou, depuis le renard jusqu’à la grue, depuis le boa constrictor jusqu’au singe et au perroquet. » (« M. Victor Hugo », dans Causeries du samedi…, par Armand de Pontmartin, Michel Lévy frères, 1859, page 112).

 

La seconde image est celle d’auteurs de petits romans vite oubliés, due à Laurent Tailhade qui pour en donner à voir l’insignifiance propose l’image de la fumée d’une cigarette : « Le public de notre temps se soucie de poésie autant qu’un parapluie de manger de l’ananas, et si l’on prend un livre avant de s’endormir, les petits romans ne manquent pas qui s’avalent comme la fumée d’une cigarette. » (Carnet intime, Sagittaire, 1920, page 9).

Francis Jourdain, pour sa part, exprime une autre forme de la même opposition de deux contraires, cette fois symétriques, dans la mesure où il admire un monument mais de l’extérieur et entre dans une maison dont il possède la clé :

 

« Devant certains livres, nous sommes comme devant un monument dont la magnificence nous stupéfie, mais à l'intérieur desquels nous n'entrons pas, nous ne cherchons pas à entrer. La clef qui ouvre les portes d’autres édifices nous est au contraire, immédiatement confiée, et parfois nous nous apercevons que cette clef nous la détenions depuis longtemps, depuis toujours. Notre surprise est de n’avoir pas plutôt pensé à l'utiliser. Elle ouvre une maison que nous avons l'impression d'avoir habitée jadis ou naguère, où nous sommes heureux de revenir. » (Sans remords ni rancune, Corrêa, 1953, page 139).

 

La liste de ces images de la lecture si différentes entre elles, la lumière, le feu d’un incendie, un plongeon dans l’eau, la pluie, l’opium, une épaisse forêt, la fumée d’une cigarette, pourrait être allongée, mais on la clôt au bénéfice de la plus forte et la plus fréquente des images de l’acte de lire, celle de la nourriture, malgré la demi-réticence de Nodier, qui désapprouvait la terminaison commune aux deux mots littérature et nourriture. On lit en effet page 278 de son Examen critique des Dictionnaires de la langue françoise (Paris, Delangle Frères, éditeurs-libraires, 1828), au mot NOURRITURE : « Ce mot, pris dans le sens d’éducation, n’est pas un synonyme superflu. Il a été fort heureusement employé par Corneille, par La Fontaine, par Voltaire, qui reconnoît qu’il va beaucoup mieux en vers que celui qui l’a remplacé. Tous les mots du genre de ce dernier ne conviennent nullement au style poétique ; il n’y a rien de plus contraire au nombre et à l’harmonie que le dissyllabe languissant qui le termine ».

Si l’on s’attache au style, grande est la tentation de recourir à des métaphores culinaires, par exemple pour louer Montaigne : « Montaigne est le plus délectable de tous les écrivains. Ses phrases ont du jus et de la chair » (Flaubert, Textes de jeunesse, GF-Flammarion, 1991, page 379). Dans une lettre à Ernest Chevalier (11 octobre 1839), il développait la même image : « Je me récrée à lire le sieur de Montaigne dont je suis plein, c’est là mon homme. En littérature, en gastronomie il est certains fruits qu’on mange à pleine bouche, dont on a le gosier plein et si succulents que le jus vous entre jusqu’au cœur. Celui-là est un des plus exquis ». Un autre amoureux de Montaigne, Champfleury, page 253 de Souvenirs et portraits de jeunesse (E. Dentu, 1872) : « Une bonne soupe est excellente le matin en se levant et non moins bonne pour l’esprit la lecture d’un chapitre de Montaigne. Le nourrissant Montaigne fait penser à cet Anglais qui mangeait toujours un beefteack avant son dîner, le dîner fut-il de quatre services. Quand un homme a lu le matin un chapitre de Montaigne, alors seulement il peut grignoter sans danger les articles de journaux ». À l’opposé du style de Montaigne on trouverait la tartine, relevant du langage familier et désignant un texte dénué de tout intérêt : « On appelle Premier-Paris, la tartine qui doit se trouver en tête d’une feuille publique, tous les jours, et sans laquelle il paraît que, faute de cette nourriture, l’intelligence des abonnés maigrirait. » (Balzac, Monographie de la presse, dans La Grande Ville, Nouveau tableau de Paris comique, critique et philosophique, Paris, Marescq, 1844, page 136). Théophile Gautier filera la métaphore : « En faveur de l’amitié que je te porte, pardonne-moi la longue tartine que je viens de te faire avaler, et sur quoi j’étale depuis une heure les confitures de mon éloquence » (« Celle-ci et celle-là, Les Jeunes-France…, G. Charpentier, 1880, page 197).

François Cartaud de la Vilate trouvait Saint-Évremond (1614-1703), trop intelligent pour le commun des mortels et le disait sur un mode culinaire : « Mr de Saint-Evremont a souvent le démérite de penser trop pour des lecteurs ordinaires. Ses discours ressemblent à ces potages forts en viande qu’on a de la peine à digérer » (Essais historiques et philosophiques sur le goût, publié sans nom d’auteur, La Haye, Pierre de Hondt, 1737, page 164). Notons avec surprise que l’image du bouillon se trouve chez Huysmans, dans A Vau-l’Eau, mais péjorative. Folantin en effet proclame qu’il « abominait le bouillon de veau des Cherbuliez et des Feuillet » (Croquis parisiens, A Vau l’Eau, Un Dilemme, P. V. Stock, 1905, page 196). Cherbuliez ? Feuillet ? Des inconnus à notre époque, mais bien connus de leurs contemporains. Le bibliophile Jules Le Petit, tout bibliophile qu’il était, citait élogieusement Octave Feuillet en 1884, dans L’Art d’aimer les Livres (Paris, chez l’Auteur), page 71 : « Plusieurs volumes d’écrivains tout à fait modernes, romans, poésies ou pièces de théâtre, ont déjà acquis une certaine valeur. De ce nombre sont le Roman d’un jeune homme pauvre [par Octave Feuillet, 1858] ». Qui lirait aujourd’hui pour son plaisir le Roman d’un jeune homme pauvre par Octave Feuillet (1858) ou Le Roman d'une honnête femme de Victor Cherbuliez (Hachette, 1866) dont une septième édition parut en 1878 ? Si le titre, Roman d’un jeune homme pauvre, traîne encore, parfois, dans nos mémoires, que dire de La Petite comtesse, de Histoire de Sibylle, Julia de Trécœur, titres pêchés dans les Œuvres complètes d’Octave Feuillet, chez Michel Lévy frères ?

Dans la notice consacrée à Alfred de Vigny appartenant au recueil humoristique Les Binettes contemporaines, par Joseph Citrouillard [Commerson] (G. Havard, 1858), on lit page 59 : dans sa jeunesse, Alfred de Vigny « avala tant d’antithèses, but tant d’hyperboles et mangea tant de métaphores concassées […] que son sang devint généreux et pur, son style florissant, et sa littérature saine et abondante — comme du cresson de fontaine ». Dans la préface de La Lorgnette littéraire de Charles Monselet (Paris, Poulet-Malassis et de Broise, 1857) on lisait une phrase du même genre : « On vendait, — du libre consentement de la plupart des gens de lettres, et pour cause du décès de quelques autres, — on vendait, dis-je, un nombre assez considérable de formules littéraires, de tropes, d’aphorismes, de périphrases artistiques, le tout en très-bon état. » Le peintre et écrivain Picabia (1879-1953) n’aimait pas le poète Joseph Delteil (1894-1978) exclu du surréalisme par André Breton et dont il disait dans Caravansérail (Belfond, 2013, page 80) « ce personnage […] n’est qu’une crotte d’Oscar Wilde ». La raison de cette inimitié ? Dans les livres — surréalistes — il « aime trouver une assiette, un morceau de pain, un seau à toilette, un rosier, si vous voulez, mais pas cette littérature affreuse, Dada filtré, additionnée de fleurs d’oranger ! ».

La nourriture une fois absorbée, doit être digérée, et là aussi les métaphores abondent. En voici deux :

 

« M. de Saumaise avoit l’esprit très-vif, et la mémoire prodigieuse. […] Mais il ne digéroit pas assez les matières qu’il traitoit : Ce qu’il donnoit au Public, il le donnoit tout cru, avec dédain, et comme tout en colére. Il sembloit jetter son Grec, son Latin et toute sa science à la tête des gens. Grotius au contraire, considere tout, digére tout, l’ordonne et le range sagement. » (Vigneul-Marville, Mélanges d’Histoire et de Littérature, Paris, Claude Prudhomme, 1725, t. I, page 6).

 

« Peu lire, et beaucoup méditer nos lectures, ou ce qui est la même chose en causer beaucoup entre nous, est le moyen de les bien digérer. » (J.J. Rousseau, La Nouvelle Héloïse, I, 12).


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