Éditions PLEIN CHANT

AJOUTS

20 juillet 2018

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Ci-dessous, une lettre de Voltaire publiée dans plusieurs éditions de ses œuvres et dont on a respecté la graphie. Elle est extraite du premier tome des Mélanges philosophiques, littéraires, historiques, &c., Nouvelle Édition…, Neuchatel, 1771, page  415. Elle aurait été écrite en 1732 et adressée au jeune poète Lefèvre — poète et pauvre — recueilli par Voltaire, qui lui avait donné pour ami un autre poète (tout aussi pauvre, cela va presque de soi) l’ex-abbé Linant, traité sur le même pied que Lefèvre. Dans une lettre à son ami Thieriot, du 24 septembre 1735, Voltaire fait allusion sans les nommer à ses deux protégés, « moi qui ai nourri, logé et entretenu comme mes enfants deux gens de lettres ».

 













LETTRE
sur les inconvéniens attachés à la littérature









Votre vocation, mon cher le Févre, est trop bien marquée pour y résister. Il faut que l’abeille fasse de la cire, que le ver à soie file, que M. de Réaumur les dissèque, & que vous les chantiez. Vous serez Poëte & homme de lettres, moins parce que vous le voulez, que parce que la Nature l’a voulu. Mais vous vous trompez beaucoup, en imaginant que la tranquillité sera votre partage. La carrière des lettres, & sur-tout celle du génie, est plus épineuse que celle de la fortune. Si vous avez le malheur d’être médiocre, (ce que je ne crois pas) voilà des remords pour la vie. Si vous réussissez, voilà des ennemis. Vous marchez sur le bord d’un abîme, entre le mépris & la haîne.

Mais quoi ! me direz-vous, me haïr, me persécuter, parce que j’aurai fait un bon poëme, une pièce de théâtre applaudie, ou écrit une histoire avec succès, ou cherché à m’éclairer & à instruire les autres ?

Oui, mon ami, voilà de quoi vous rendre malheureux à jamais. Je suppose que vous ayez fait un bon ouvrage, imaginez-vous qu’il vous faudra quitter le repos de votre cabinet pour solliciter l’examinateur. Si votre manière de penser n’est pas la sienne, s’il n’est pas l’ami de vos amis, s’il est celui de votre rival, s’il est votre rival lui-même, il vous est plus difficile d’obtenir un privilège, qu’à un homme qui n’a point la protection des femmes, d’avoir un emploi dans les finances. Enfin, après un an de refus & de négociations, votre ouvrage s’imprime ; c’est alors qu’il faut ou assoupir les Cerbères de la littérature, ou les faire aboyer en votre faveur. Il y a toujours trois ou quatre gazettes littéraires en France, & autant en Hollande ; ce sont des factions différentes. Les Libraires de ces Journaux ont intérêt qu’ils soient satyriques ; ceux qui y travaillent servent aisément l’avarice du Libraire & la malignité du public. Vous cherchez à faire sonner ces trompettes de la Renommée ; vous courtisez les Écrivains, les Protecteurs, les Abbés, les Docteurs, les Colporteurs ; tous vos soins n’empêchent pas que quelque Journaliste ne vous déchire. Vous lui répondez ; il réplique : vous avez un procès par écrit devant le Public, qui condamne les deux parties au ridicule.

C’est bien pis, si vous composez pour le Théâtre. Vous commencez par comparaître devant l’aréopage de vingt Comédiens, gens dont la profession, quoique utile & agréable, est cependant flétrie par l’injuste mais irrévocable cruauté du Public. Ce malheureux avilissement où ils sont les irrite ; ils trouvent en vous un client, & ils vous prodiguent tout le mépris dont ils sont couverts. Vous attendez d’eux votre première sentence ; ils vous jugent ; ils se chargent enfin de votre pièce. Il ne faut plus qu’un mauvais plaisant dans le parterre pour la faire tomber. Réussit-elle, la farce qu’on appelle Italienne ; celle de la Foire, vous parodient ; vingt libelles vous prouvent que vous n’avez pas dû réussir. Des Savants qui entendent mal le Grec, & qui ne lisent point ce qu’on fait en Français, vous dédaignent ou affectent de vous dédaigner.

Vous portez en tremblant votre livre à une Dame de la Cour ; elle le donne à une femme de chambre qui en fait des papillotes ; & le laquais galonné, qui porte la livrée du luxe, insulte à votre habit, qui est la livrée de l’indigence.

Enfin, je veux que la réputation de vos ouvrages ait forcé l’Envie à dire quelquefois que vous n’êtes pas sans mérite : voilà tout ce que vous pouvez attendre de votre vivant ; mais qu’elle s’en venge bien en vous persécutant ! On vous impute des libelles que vous n’avez pas même lus, des vers que vous méprisez, des sentiments que vous n’avez point. Il faut être d’un parti, ou bien tous les partis se réunissent contre vous.

Il y a dans Paris un grand nombre de petites sociétés, où préside toujours quelque femme, qui, dans le déclin de sa beauté, fait briller l’aurore de son esprit. Un ou deux hommes de lettres sont les premiers ministres de ce petit royaume. Si vous négligez d’être au rang des courtisans, vous êtes dans celui des ennemis, & on vous écrâse. Cependant, malgré votre mérite, vous vieillissez dans l’opprobre & dans la misère. Les places destinées aux gens de lettres sont données à l’intrigue, non au talent. Ce sera un Précepteur qui, par le moyen de la mère de son élève, emportera un poste que vous n’oserez pas seulement regarder. Le parasite d’un courtisan vous enlévera l’emploi auquel vous êtes propre.

[…]

On pourrait mettre sur la tombe de presque tous les gens de lettres :

Ci-gît, au bord de l’Hippocrène,
Un mortel longtems abusé.

Pour vivre pauvre & méprisé,
Il se donna bien de la peine.

Quel est le but de ce long sermon que je vous fais ? Est-ce de vous détourner de la route de la littérature ? Non. Je ne m’oppose point ainsi à la destinée ; je vous exhorte seulement à la patience.


      



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