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Ci-dessous, une lettre de
Voltaire publiée dans plusieurs éditions de ses
œuvres et dont on a
respecté la graphie. Elle est extraite du
premier tome des Mélanges philosophiques,
littéraires, historiques, &c., Nouvelle
Édition…, Neuchatel, 1771, page 415. Elle
aurait été écrite en 1732 et adressée au jeune poète
Lefèvre — poète et pauvre — recueilli par Voltaire,
qui lui avait donné pour ami un autre poète (tout
aussi pauvre, cela va presque de soi) l’ex-abbé
Linant, traité sur le même pied que Lefèvre. Dans
une lettre à son ami Thieriot, du 24 septembre 1735,
Voltaire fait allusion sans les nommer à ses deux
protégés, « moi qui ai nourri, logé et
entretenu comme mes enfants deux gens de
lettres ».
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Votre vocation, mon cher le
Févre, est trop bien marquée pour y résister. Il
faut que l’abeille fasse de la cire, que le ver à
soie file, que M. de Réaumur les dissèque, & que
vous les chantiez. Vous serez Poëte & homme de
lettres, moins parce que vous le voulez, que parce
que la Nature l’a voulu. Mais vous vous trompez
beaucoup, en imaginant que la tranquillité sera
votre partage. La carrière des lettres, &
sur-tout celle du génie, est plus épineuse que celle
de la fortune. Si vous avez le malheur d’être
médiocre, (ce que je ne crois pas) voilà des remords
pour la vie. Si vous réussissez, voilà des ennemis.
Vous marchez sur le bord d’un abîme, entre le mépris
& la haîne.
Mais quoi ! me direz-vous,
me haïr, me persécuter, parce que j’aurai fait un
bon poëme, une pièce de théâtre applaudie, ou écrit
une histoire avec succès, ou cherché à m’éclairer
& à instruire les autres ?
Oui, mon ami, voilà de quoi
vous rendre malheureux à jamais. Je suppose que vous
ayez fait un bon ouvrage, imaginez-vous qu’il vous
faudra quitter le repos de votre cabinet pour
solliciter l’examinateur. Si votre manière de penser
n’est pas la sienne, s’il n’est pas l’ami de vos
amis, s’il est celui de votre rival, s’il est votre
rival lui-même, il vous est plus difficile d’obtenir
un privilège, qu’à un homme qui n’a point la
protection des femmes, d’avoir un emploi dans les
finances. Enfin, après un an de refus & de
négociations, votre ouvrage s’imprime ; c’est
alors qu’il faut ou assoupir les Cerbères de la littérature, ou
les faire aboyer en votre faveur. Il y a toujours
trois ou quatre gazettes littéraires en France,
& autant en Hollande ; ce sont des
factions différentes. Les Libraires de ces
Journaux ont intérêt qu’ils soient
satyriques ; ceux qui y travaillent servent
aisément l’avarice du Libraire & la malignité
du public. Vous cherchez à faire sonner ces
trompettes de la Renommée ; vous courtisez
les Écrivains, les Protecteurs, les Abbés, les
Docteurs, les Colporteurs ; tous vos soins
n’empêchent pas que quelque Journaliste ne vous
déchire. Vous lui répondez ; il
réplique : vous avez un procès par écrit
devant le Public, qui condamne les deux parties au
ridicule.
C’est bien pis, si vous
composez pour le Théâtre. Vous commencez par
comparaître devant l’aréopage de vingt Comédiens,
gens dont la profession, quoique utile &
agréable, est cependant flétrie par l’injuste mais
irrévocable cruauté du Public. Ce malheureux
avilissement où ils sont les irrite ; ils
trouvent en vous un client, & ils vous
prodiguent tout le mépris dont ils sont couverts.
Vous attendez d’eux votre première sentence ;
ils vous jugent ; ils se chargent enfin de
votre pièce. Il ne faut plus qu’un mauvais plaisant
dans le parterre pour la faire tomber. Réussit-elle,
la farce qu’on appelle Italienne ; celle de la
Foire, vous parodient ; vingt libelles vous
prouvent que vous n’avez pas dû réussir. Des Savants
qui entendent mal le Grec, & qui ne lisent point
ce qu’on fait en Français, vous dédaignent ou
affectent de vous dédaigner.
Vous portez en tremblant votre
livre à une Dame de la Cour ; elle le donne à
une femme de chambre qui en fait des
papillotes ; & le laquais galonné, qui
porte la livrée du luxe, insulte à votre habit, qui
est la livrée de l’indigence.
Enfin, je veux que la
réputation de vos ouvrages ait forcé l’Envie à dire
quelquefois que vous n’êtes pas sans mérite :
voilà tout ce que vous pouvez attendre de votre
vivant ; mais qu’elle s’en venge bien en vous
persécutant ! On vous impute des libelles que
vous n’avez pas même lus, des vers que vous
méprisez, des sentiments que vous n’avez point. Il
faut être d’un parti, ou bien tous les partis se
réunissent contre vous.
Il y a dans Paris un grand
nombre de petites sociétés, où préside toujours
quelque femme, qui, dans le déclin de sa beauté,
fait briller l’aurore de son esprit. Un ou deux
hommes de lettres sont les premiers ministres de ce
petit royaume. Si vous négligez d’être au rang des
courtisans, vous êtes dans celui des ennemis, &
on vous écrâse. Cependant, malgré votre mérite, vous
vieillissez dans l’opprobre & dans la misère.
Les places destinées aux gens de lettres sont
données à l’intrigue, non au talent. Ce sera un
Précepteur qui, par le moyen de la mère de son
élève, emportera un poste que vous n’oserez pas
seulement regarder. Le parasite d’un courtisan vous
enlévera l’emploi auquel vous êtes propre.
[…]
On pourrait mettre sur la tombe de presque
tous les gens de lettres :
Ci-gît, au bord de l’Hippocrène,
Un mortel longtems abusé.
Pour
vivre pauvre & méprisé,
Il se
donna bien de la peine.
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Quel est le but de ce long
sermon que je vous fais ? Est-ce de vous
détourner de la route de la littérature ? Non.
Je ne m’oppose point ainsi à la destinée ; je
vous exhorte seulement à la patience.
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