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Le livre se
meurt, le livre est mort
par Pierre Alibi |
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Les petites maisons d’édition se multiplient, et elles
se multiplient au rythme de l’augmentation des machines
mises à leur disposition. Cela, dans le meilleur des
cas, puisque ces machines coûtent cher, tandis qu’une
petite maison d’édition, née dans la pauvreté reste
pauvre, à moins d’un miracle – mais qui se laisse aller
à espérer un miracle ? Bien sûr, on peut
s’endetter ; on peut encore s’asservir à plus grand
que soi, mais il faut savoir que l’on entre dans un
cycle d’où il est difficile de sortir à son honneur. Que
ce soit rembourser ses dettes, ou pour complaire à celui
qui vous a absorbé, il faut produire, produire encore.
Malheureusement, lorsque publier revient à produire,
c’est un désastre, pas toujours financier, mais un
désastre pour l’esprit du livre, toujours. Un éditeur
endetté, pour se libérer le plus rapidement possible,
publiera en réduisant au maximum le côté esthétique du
livre. Une part de cette esthétique tient au papier, et
le beau papier coûte cher ; la tentation sera
grande d’utiliser un papier de mauvaise qualité, – les
bibliophiles n’hésitent pas à utiliser l’expression
« papier de chiottes ». Une part moindre
peut-être, mais réelle, tient à l’iconographie, or les
droits de reproduction sont presque toujours
rédhibitoires. Une mise en page esthétique, le choix des
caractères requièrent des professionnels, qui, de leur
côté, demandent un salaire. À moins que n’apparaissent
des émules de Plein Chant, mais l’histoire, tout ce
qu’il y a de plus atypique, de cette maison sera mise
ici entre parenthèses.
Redescendons sur terre. À ce qui leur apparaît une
inutile sacralisation du livre, certains
objecteront : Qu’importe le flacon, pourvu qu’on
ait l’ivresse ? L’important n’est-il pas de
permettre au plus grand nombre possible de lecteurs de
disposer d’un texte qui serait réservé – employons un
mot obscène – aux riches ? La plupart des étudiants
ne peuvent pas acheter les livres qu’ils auraient envie
de lire ; les autodidactes non plus, ni la masse
des intellectuels prolétaires. Et tous peuvent se
consoler en se disant que le texte seul importe. Le
livre est-il cela seul, un emballage ? Un
inévitable support à ignorer ?
Tous les bibliophiles d’autrefois ne lisaient pas tous
leurs livres, mais parmi eux, on comptait de vrais
lecteurs. Aujourd’hui ? Aujourd’hui, collectionneur
rime, pour le sens, à spéculateur. Exit le
collectionneur-lecteur, puisqu’il néglige d’un même élan
et le livre, et le texte, semblable au spéculateur du
domaine artistique qui, regardant le tableau ou le
dessin qu’il vient d’acheter, voit une liasse de
billets, ou, à l’ancienne, un lingot d’or.
Reste le lecteur-liseur. La production intensive de
livres de mauvaise qualité matérielle supprime le
plaisir du livre qui, dans un monde idéal, fait partie
du plaisir de la lecture. Dans le monde réel, en être
réduit à lire des livres de mauvaise qualité,
matériellement parlant, crée une telle accoutumance que
le lecteur ne remarque plus, s’il l’a jamais remarqué,
que ce qu’il tient en main ne mérite pas le nom de
livre. Et les livres numérisés, lus sur un écran,
n’arrangent pas les choses, en particulier lorsque la
reconnaissance des caractères déraille. On passera sous
silence l’ennui mortel de voir défiler sur le linceul
d’un écran mort des caractères imprimés momifiés, et cet
ersatz proposé par certains éditeurs sur la toile :
des pages à tourner d’un clic.
Entendons-nous : le livre qui mérite d’être appelé
tel, n’est pas n’importe quel livre de luxe, ou
n’importe quel « beau livre », du genre de
ceux qui se vendent à Noël ou pour les étrennes, la
plupart du temps placés, dès que reçus par le
bénéficiaire, sur une étagère inaccessible ou revendus
le lendemain. La guerre de 1914 terminée, les éditeurs
se mirent à fabriquer de tels ouvrages, réservés aux
nouveaux riches de l’après-guerre. Voici l’un de ces
marchands de livres, comme il y eut des marchands de
fournitures militaires, caricaturé en 1921 par Jules
Bertaut, qui n’avait rien, cependant, d’un
révolutionnaire ni même d’un avant-gardiste :
Ajoutons que la justice immanente s’est exercée :
cette floraison de mauvais goût s’acheva par un krach,
mais suivant un autre principe, celui de l’éternel
retour, ce genre de livres réapparut, sous d’autres
formes.
Il fut un temps où l’idée de placer un livre de poche
dans une bibliothèque ne traversait même pas l’esprit
des liseurs. En revanche, ces mêmes liseurs, la plupart
désargentés, consommaient force livres de poche. C’était
l’époque où l’on économisait franc après franc pour
s’offrir un livre de la collection blanche de Gallimard
– ces livres soldés maintenant à deux euros – ou, plus
tard, un livre des éditions de Minuit ou un livre
proposé par José Corti. Les livres de Jean-Jacques
Pauvert, objets de désir fou, restaient au royaume des
rêves ; la plupart d’entre eux sont maintenant
soldés.
Qui aurait eu l’idée de citer dans une bibliographie ou
en note un livre de poche ? Mais aussi, qui se
serait senti coupable ou malheureux de lire un livre de
poche ? On faisait de nécessité vertu ; l’acte
seul de lire apportait le plaisir, si intimement mêlé au
plaisir du texte que l’un ne se distinguait pas de
l’autre, ces frères siamois ignorant le plaisir du livre
matériel. Les liseurs lisaient ; ni vertueux ni
angéliques, ils lisaient Proust et Balzac, ils lisaient
des Série Noire et Agatha Christie, plus tard San
Antonio, et la seule idée de lire le prix Goncourt de
l’année les faisait hurler de rire.
Vint l’abondance, le déluge, la culture de masse. Les
livres de poche continuaient leur marche triomphale,
mais la situation se compliquait. La bonne nouvelle
s’était répandue : il était possible, grâce à
l’électronique, de reproduire des livres. Reproduire des
livres ? Ou des textes ? Des livres et des
textes, bien sûr, mais de même que les livres imprimés
de manière classique brillaient par leur diversité, les
reprints ne furent pas tous fabriqués selon les mêmes
principes. On pouvait enfin lire des textes rares, des
textes connus autrefois puis oubliés. La reproduction à
l’identique s’avéra pleine de pièges techniques, mais
que les pièges fussent évités ou contournés, la tare
originelle persistait : les livres mécaniques sont
sans passé, même lorsqu’ils donnent à lire des textes du
passé et, on le craint, sans avenir, à l’image des
rasoirs jetables. Purs objets, peut-on les aimer comme
on aime un livre qui contient implicitement d’autres
livres édités ? Dans le cas d’un livre fabriqué
avec soin, histoire littéraire et histoire du livre
coexistent ou s’interpénètrent ; à l’inverse, les
fabricants de livres imprimés au kilomètre ignorent, et
donc laissent ignorer au lecteur, l’une et l’autre
histoires. Pourtant, ces deux histoires, que le liseur
en ait conscience ou non, sont indispensables, tout
hétérogènes l’une à l’autre qu’elles soient. Un texte ne
surgit jamais du néant, et peut toujours être rattaché
non pas à une école, ce qui l’entraînerait vers la
routine ou pis encore, un académisme meurtrier à plus ou
moins longue échéance, mais il s’inscrit toujours dans
une lignée, et peu importe, en un sens, que cette
inscription s’effectue sous le signe de la révolte. Un
livre matériel, de son côté, devrait, tout innovant
qu’il soit, avoir intégré l’histoire de la fabrication
des livres, car dépasser n’est pas détruire.
La pudeur interdit souvent à un auteur de reconnaître
qu’un livre est fait pour être lu ; et pourtant,
non lu, il tombe dans les oubliettes, si bien nommées.
Et il exige d’être plus que lu, aimé pour lui-même,
créant entre l’auteur et le liseur un lien affectif,
passionnel, de l’ordre de l’intuition. D’une certaine
manière, le liseur se fait coauteur du livre qu’il
ingère, lui ajoutant des parts de sa propre vie,
supprimant des passages qui le révulsent, exerçant sa
liberté pour finir par reconnaître la supériorité du
créateur, qui a pour lui d’avoir enclenché le mécanisme.
On touche ici le point sensible de la diffusion, mais il
faut entrer dans le domaine des gros sous, régenté par
des vampires à gros souliers. Les spéculateurs
financiers jouent avec le risque, mais les diffuseurs de
livre écartent d’emblée toute prise de risque, et rêvent
d’un lecteur idéal, qui achète un produit, précédé par
une étude de marché, porté ensuite par la publicité, la
promotion, et toutes choses de ce genre. Pour les
diffuseurs, le bon auteur est celui qui a senti ce que
demandait une foule aveugle et manipulée et disons-le
tout net, qui lui procure le plus grand profit
pécuniaire. Un jour viendra où un inventeur génial
créera le robot lecteur. Un jour ? Mais non, ce
jour est arrivé, parfois troublé par ces fâcheux liseurs
qui réclament, les innocents, des livres à aimer. Post-scriptum :
on aura noté que cet articulet hostile à la diffusion
par Internet est lisible uniquement sur écran. Pierre
Alibi. |
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