Éditions PLEIN CHANT
Apostilles
 
30 décembre 2013





  


Le livre se meurt, le livre est mort
par
Pierre Alibi

     

       

     Les petites maisons d’édition se multiplient, et elles se multiplient au rythme de l’augmentation des machines mises à leur disposition. Cela, dans le meilleur des cas, puisque ces machines coûtent cher, tandis qu’une petite maison d’édition, née dans la pauvreté reste pauvre, à moins d’un miracle – mais qui se laisse aller à espérer un miracle ? Bien sûr, on peut s’endetter ; on peut encore s’asservir à plus grand que soi, mais il faut savoir que l’on entre dans un cycle d’où il est difficile de sortir à son honneur. Que ce soit rembourser ses dettes, ou pour complaire à celui qui vous a absorbé, il faut produire, produire encore. Malheureusement, lorsque publier revient à produire, c’est un désastre, pas toujours financier, mais un désastre pour l’esprit du livre, toujours. Un éditeur endetté, pour se libérer le plus rapidement possible, publiera en réduisant au maximum le côté esthétique du livre. Une part de cette esthétique tient au papier, et le beau papier coûte cher ; la tentation sera grande d’utiliser un papier de mauvaise qualité, – les bibliophiles n’hésitent pas à utiliser l’expression « papier de chiottes ». Une part moindre peut-être, mais réelle, tient à l’iconographie, or les droits de reproduction sont presque toujours rédhibitoires. Une mise en page esthétique, le choix des caractères requièrent des professionnels, qui, de leur côté, demandent un salaire. À moins que n’apparaissent des émules de Plein Chant, mais l’histoire, tout ce qu’il y a de plus atypique, de cette maison sera mise ici entre parenthèses.

     Redescendons sur terre. À ce qui leur apparaît une inutile sacralisation du livre, certains objecteront : Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse ? L’important n’est-il pas de permettre au plus grand nombre possible de lecteurs de disposer d’un texte qui serait réservé – employons un mot obscène – aux riches ? La plupart des étudiants ne peuvent pas acheter les livres qu’ils auraient envie de lire ; les autodidactes non plus, ni la masse des intellectuels prolétaires. Et tous peuvent se consoler en se disant que le texte seul importe. Le livre est-il cela seul, un emballage ? Un inévitable support à ignorer ?

     Tous les bibliophiles d’autrefois ne lisaient pas tous leurs livres, mais parmi eux, on comptait de vrais lecteurs. Aujourd’hui ? Aujourd’hui, collectionneur rime, pour le sens, à spéculateur. Exit le collectionneur-lecteur, puisqu’il néglige d’un même élan et le livre, et le texte, semblable au spéculateur du domaine artistique qui, regardant le tableau ou le dessin qu’il vient d’acheter, voit une liasse de billets, ou, à l’ancienne, un lingot d’or.

     Reste le lecteur-liseur. La production intensive de livres de mauvaise qualité matérielle supprime le plaisir du livre qui, dans un monde idéal, fait partie du plaisir de la lecture. Dans le monde réel, en être réduit à lire des livres de mauvaise qualité, matériellement parlant, crée une telle accoutumance que le lecteur ne remarque plus, s’il l’a jamais remarqué, que ce qu’il tient en main ne mérite pas le nom de livre. Et les livres numérisés, lus sur un écran, n’arrangent pas les choses, en particulier lorsque la reconnaissance des caractères déraille. On passera sous silence l’ennui mortel de voir défiler sur le linceul d’un écran mort des caractères imprimés momifiés, et cet ersatz proposé par certains éditeurs sur la toile : des pages à tourner d’un clic.

     Entendons-nous : le livre qui mérite d’être appelé tel, n’est pas n’importe quel livre de luxe, ou n’importe quel « beau livre », du genre de ceux qui se vendent à Noël ou pour les étrennes, la plupart du temps placés, dès que reçus par le bénéficiaire, sur une étagère inaccessible ou revendus le lendemain. La guerre de 1914 terminée, les éditeurs se mirent à fabriquer de tels ouvrages, réservés aux nouveaux riches de l’après-guerre. Voici l’un de ces marchands de livres, comme il y eut des marchands de fournitures militaires, caricaturé en 1921 par Jules Bertaut, qui n’avait rien, cependant, d’un révolutionnaire ni même d’un avant-gardiste :

« Tu vois ton livre, mon vieux, je le juge comme ça, du pouce, sans l’ouvrir, en le feuilletant. Sur quel papier est-il ? Alfa, oméga, Chine ou water-closets ? Quel prix le vends-tu ? De qui sont tes "bois" ? Les pages sont-elles suffisamment résistantes pour que personne les puisse jamais couper ?… Bon, alors tu vendras tant, et tu sais je ne me trompe pas. À dix près. »
( J. Bertaut, « Gens de lettres et environs. Les Affaires », Les Marges, 15 février 1921, p. 109.)

     Ajoutons que la justice immanente s’est exercée : cette floraison de mauvais goût s’acheva par un krach, mais suivant un autre principe, celui de l’éternel retour, ce genre de livres réapparut, sous d’autres formes.

      Il fut un temps où l’idée de placer un livre de poche dans une bibliothèque ne traversait même pas l’esprit des liseurs. En revanche, ces mêmes liseurs, la plupart désargentés, consommaient force livres de poche. C’était l’époque où l’on économisait franc après franc pour s’offrir un livre de la collection blanche de Gallimard – ces livres soldés maintenant à deux euros – ou, plus tard, un livre des éditions de Minuit ou un livre proposé par José Corti. Les livres de Jean-Jacques Pauvert, objets de désir fou, restaient au royaume des rêves ; la plupart d’entre eux sont maintenant soldés.

     Qui aurait eu l’idée de citer dans une bibliographie ou en note un livre de poche ? Mais aussi, qui se serait senti coupable ou malheureux de lire un livre de poche ? On faisait de nécessité vertu ; l’acte seul de lire apportait le plaisir, si intimement mêlé au plaisir du texte que l’un ne se distinguait pas de l’autre, ces frères siamois ignorant le plaisir du livre matériel. Les liseurs lisaient ; ni vertueux ni angéliques, ils lisaient Proust et Balzac, ils lisaient des Série Noire et Agatha Christie, plus tard San Antonio, et la seule idée de lire le prix Goncourt de l’année les faisait hurler de rire.

     Vint l’abondance, le déluge, la culture de masse. Les livres de poche continuaient leur marche triomphale, mais la situation se compliquait. La bonne nouvelle s’était répandue : il était possible, grâce à l’électronique, de reproduire des livres. Reproduire des livres ? Ou des textes ? Des livres et des textes, bien sûr, mais de même que les livres imprimés de manière classique brillaient par leur diversité, les reprints ne furent pas tous fabriqués selon les mêmes principes. On pouvait enfin lire des textes rares, des textes connus autrefois puis oubliés. La reproduction à l’identique s’avéra pleine de pièges techniques, mais que les pièges fussent évités ou contournés, la tare originelle persistait : les livres mécaniques sont sans passé, même lorsqu’ils donnent à lire des textes du passé et, on le craint, sans avenir, à l’image des rasoirs jetables. Purs objets, peut-on les aimer comme on aime un livre qui contient implicitement d’autres livres édités ? Dans le cas d’un livre fabriqué avec soin, histoire littéraire et histoire du livre coexistent ou s’interpénètrent ; à l’inverse, les fabricants de livres imprimés au kilomètre ignorent, et donc laissent ignorer au lecteur, l’une et l’autre histoires. Pourtant, ces deux histoires, que le liseur en ait conscience ou non, sont indispensables, tout hétérogènes l’une à l’autre qu’elles soient. Un texte ne surgit jamais du néant, et peut toujours être rattaché non pas à une école, ce qui l’entraînerait vers la routine ou pis encore, un académisme meurtrier à plus ou moins longue échéance, mais il s’inscrit toujours dans une lignée, et peu importe, en un sens, que cette inscription s’effectue sous le signe de la révolte. Un livre matériel, de son côté, devrait, tout innovant qu’il soit, avoir intégré l’histoire de la fabrication des livres, car dépasser n’est pas détruire.

     La pudeur interdit souvent à un auteur de reconnaître qu’un livre est fait pour être lu ; et pourtant, non lu, il tombe dans les oubliettes, si bien nommées. Et il exige d’être plus que lu, aimé pour lui-même, créant entre l’auteur et le liseur un lien affectif, passionnel, de l’ordre de l’intuition. D’une certaine manière, le liseur se fait coauteur du livre qu’il ingère, lui ajoutant des parts de sa propre vie, supprimant des passages qui le révulsent, exerçant sa liberté pour finir par reconnaître la supériorité du créateur, qui a pour lui d’avoir enclenché le mécanisme.

     On touche ici le point sensible de la diffusion, mais il faut entrer dans le domaine des gros sous, régenté par des vampires à gros souliers. Les spéculateurs financiers jouent avec le risque, mais les diffuseurs de livre écartent d’emblée toute prise de risque, et rêvent d’un lecteur idéal, qui achète un produit, précédé par une étude de marché, porté ensuite par la publicité, la promotion, et toutes choses de ce genre. Pour les diffuseurs, le bon auteur est celui qui a senti ce que demandait une foule aveugle et manipulée et disons-le tout net, qui lui procure le plus grand profit pécuniaire. Un jour viendra où un inventeur génial créera le robot lecteur. Un jour ? Mais non, ce jour est arrivé, parfois troublé par ces fâcheux liseurs qui réclament, les innocents, des livres à aimer.

Post-scriptum : on aura noté que cet articulet hostile à la diffusion par Internet est lisible uniquement sur écran.

Pierre Alibi.






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