DEUX ÉTRANGERS amis des livres
firent le même genre de voyage à Paris, incluant la
visite des bibliothèques publiques et la
fréquentation des ventes de livres anciens, en
librairies, ou dans la rue. Le premier, Martin
Lister (vers 1638-1712), un médecin anglais,
protestant, lettré mais point bibliophile, venu à
Paris pour accompagner le comte de Portland en
ambassade auprès de Louis XIV, lors des
négociations qui aboutirent à la paix de Ryswick
(1697). Il conta son voyage dans A Journey to
Paris in the year 1698, by Dr. Martin Lister,
London, J. Tonson, 1699, et ce réel et précieux
document fut rendu public par la Société des
Bibliophiles François (François, et non
Français, les bibliophiles tenaient à cet
archaïsme) qui publia, par les soins d’Ernest de
Sermizelles, du baron Pichon, de Paulin Paris et
de Clément de Ris, Voyage de Lister à
Paris en M DC XCVIII, traduit
pour la première fois, publié et annoté par la
Société des Bibliophiles François, Paris, pour la
Société des Bibliophiles, 1873. Les éditeurs
ajoutèrent au texte de Martin Lister un copieux
avertissement d’Ernest de Sermizelles, des
extraits d'ouvrages de John Evelyn (1620-1706),
précédés d’une petite biographie, et d’une
iconographie de cet écrivain passionné de gravure,
de peinture, de numismatique, de bibliophilie,
eux-mêmes suivis d’une note par Paulin Paris portant
sur quelques pages consacrées par John Ewelyn aux
monuments de Paris : « Les
Choses les plus remarquables de Paris » (voir plus loin).
Suivait la traduction en français de la préface de
l’édition anglaise du Voyage de Lister
à Paris
(1823), An Account of Paris, at the
close of the seventeenth century, relating to the
buildings of that city, its libraries, gardens,
natural and artificial curiosities, the manners
and customs of the people… New revised, with
copious biographical, historical and literary
illustrations and anecdotes, and a Sketch of the
life of the author, by George Henning (London,
Black, Young and Young), 1823 (Compte rendu sur
Paris, à la fin du dix-septième siècle, décrivant
les édifices de cette ville, ses bibliothèques,
jardins, curiosités naturelles et artistiques, les
mœurs et les coutumes des habitants… remanié, avec
d’abondantes illustrations et anecdotes
biographiques, historiques et littéraires, et un
essai sur la vie de l’auteur, par George Henning
(Londres, 1823). Après la préface en français
venaient la traduction de l’essai biographique et
le texte de Martin Lister : « Voyage
à Paris en 1698 »,
eux-mêmes suivis d’un premier « Supplément à
Lister » constitué d’extraits d’Evelyn puisés
dans son Journal, et d’un second Supplément,
donnant « Les Choses les plus remarquables de
Paris », annoncées dans la note de Paulin
Paris. À vrai dire, la publication des
Bibliophiles François est si confuse que les
auteurs ont renoncé à faire une table des matières
pour la remplacer par une table alphabétique de
vingt-huit pages sur deux colonnes.
MARTIN
LISTER a trouvé le temps de rendre
visite à Paris aux propriétaires de cabinets privés,
il a acheté les œuvres du Père Pezron, un bernardin
mort en 1706, qui cherchera à montrer plus tard,
dans Antiquités de la nation & de la langue
des Celtes (1703),
que huit cents mots grecs étaient du pur celtique.
Notre médecin a exploré sous la direction de
conservateurs ou de bibliothécaires les grandes
bibliothèques parisiennes. Mis en appétit, il
aimerait acheter d’autres livres que ceux du Père
Pezron, il va rue Saint-Jacques à une vente de
livres
« où il y avoit
quarante ou cinquante personnes, abbés ou
moines pour la plupart. On traînoit et on
lanternoit la vente autant que chez nous,
& c’étoit fort cher. L’Hispania
illustrata, d’André Schott, édition de
Francfort, de vingt livres, sa mise à prix,
monta petit à petit à trente-six, prix
auquel elle fut adjugée. Le livre qu’on mit
sur la table immédiatement après, fut un
catalogue de livres françois par Lacroix du
Maine, un petit in-folio couvert de vieux
parchemin, huit livres ! Quand je vis
cela, je les laissai s’arranger entre eux
comme il leur plut » (Voyage de
Lister à Paris, 1873, ch. V,
p. 126-127).
À la ville de Paris.
Vignette d'une compagnie de
libraires.
LE
SECOND VOYAGEUR, Georg(e) Wallin
(1686-1760), un vrai bibliophile cette fois, auteur
suédois ayant écrit en latin (il fut évêque puis
archevêque de Göteborg) Lutetia Parisiorum
erudita (La
Lutèce érudite des Parisiens) sui
temporis, hoc est, annorum hujus seculiXXI et XXII.
Auctore G. W. S., Norimbergæ (Nuremberg),
MDCCXXII, où il relatait un
voyage à Paris en 1721. À l’inverse de Martin
Lister, il chantait les louanges des vendeurs de
livres – que l’on appelait bibliopoles – rencontrés
au cours de son périple parisien :
« À ceux qui
veulent à la fois satisfaire leur goût
& ménager leurs finances,
j’indiquerai une méthode aisée : il
faut pour cela s’introduire dans la
familiarité de deux ou trois des
principaux libraires. Vous entrerez sans
peine dans une liaison avec eux ;
car, à l’exemple de tous leurs
compatriotes, ils sont surtout avec les
étrangers d’un abord facile.
Achetez-leur un ou deux ouvrages ;
tout leur magasin est bientôt à votre
disposition. Vous pouvez ensuite le
fréquenter aussi souvent qu’il vous
plaira ; parcourir tous les livres
que vous voudrez : tous sont sous
votre main, propres & bien reliés.
Vous aurez, pour vous en servir, une
table bien éclairée à côté de vous. Si
c’est en hiver : un bon feu.
Personne ne fera de bruit autour de
vous ; personne pour vous
surveiller. Vous serez seul dans le
magasin, qui vous sera livré comme si
les maîtres vous avoient connu dès
l’enfance. Les livres qu’ils n’auront
pas, ils enverront, si vous le désirez,
leurs domestiques les chercher ailleurs.
Quant aux leurs, si vous voulez les lire
chez vous, ils vous les confieront.
Parmi les libraires à qui je suis
redevable de ces bons offices, je
citerai pour son extrême politesse M.
Florentin Delaulne, qui, de son côté, je
crois, n’aura pas eu à se plaindre de
mon peu de soin. »
Le passage est cité dans
l’Avertissement de Voyage de Lister
à Paris en 1698, p. VI.
Dans la version originale en latin de
Lutetia, il se
trouve au huitième chapitre, pp.
151-152.
AJOUTONS QUE Léopold
Derôme, bibliophile, bibliographe, bibliothécaire
à la Sorbonne, donnait dans Le Luxe des livres
(Paris,
Édouard Rouveyre, 1879), page 51, la traduction
en français d’un passage de Lutetia
Parisiorum erudita (ch. VIII, p. 149),
qui précédait celui qu’avait donné Ernest de
Sermizelles dans son Avertissement de 1873.
Derôme : « On lit dans le Lutetia
Parisiorum erudita, la relation d'un
voyage fait à Paris en 1721 par un Suédois du
nom de Georges Wallin. » Voici une partie
de cette relation, entremêlée de quelques
interventions de Léopold Derôme :
« Pour ce qui est
des libraires, que j'appellerai minorum
gentium
[minores gentes, classe
intermédiaire entre les patriciens, leurs
supérieurs, et les plébéiens, les
inférieurs] — on appelait ainsi à Rome les
familles patriciennes dont l'origine ne
remontait pas jusqu'à celle de la
république, — c'est-à-dire ceux qui
vendent des livres tant vieux que
modernes, sous des auvents, sur tous les
quais de la Seine et dans toutes les
places et carrefours publics, je n'en
parle pas et leur nombre ne peut être
évalué. Je ne dis rien non plus des
amateurs libraires — privatos
bibliopolas [vendeurs de livres
privés] — qui font le commerce non en
public, mais chez eux, — ce sont ceux qui
portent maintenant le nom de marchands de
livres anciens. — Lorsque j'arrivai à
Paris, il y avait encore une quatrième
espèce de libraires assez plaisants et qui
ne manquaient jamais d'acheteurs. Sur des
planches, sur des tables placées dans la
rue, étaient étalés des livres de toute
espèce, et le marchand invitait à haute
voix les passants à les acheter. J'ai
encore dans les oreilles ces mots que j'ai
entendu répéter souvent : Bon
marché ! quatre sols, cinq sols la
pièce ! Allons, vite, toute sorte de
livres curieux ! — Ces mots sont
écrits en français dans l'original. —
J'étais stupéfait qu'on pût vendre à si
vil prix des livres souvent très rares et
très bien conditionnés. »