Éditions PLEIN CHANT

APOSTILLES

  
31 mars 2016


QUI CONNAÎT HIPPOLYTE DE VIVÈS ?
ou
UN HOMMAGE BURLESQUE AU PAPIER


Texte lu dans la Gazette anecdotique, littéraire, artistique et bibliographique, publiée par G. d’Heylli, 15 février 1883 (Paris, Librairie des Bibliophiles, 1883, 8e année, t. I, p. 61), augmenté, ci-dessous, d'une image empruntée à La Grande Danse Macabre des hommes et des femmes(p. 46)





Le jour de Noël a vu conduire dans une maison de santé un littérateur qui eut aussi son heure de fatalité voulue. Je veux parler d'Hippolyte de Vivès. Il avait autant de dons naturels qu'un autre et même plus qu'un autre. Dès ses vingt ans il avait eu l'audace de publier un livre intitulé le Livre sans queue ni tête. Mais les années qui suivirent 1848 étaient sourdes à toutes les agaceries littéraires. Vivès redoubla sans se décourager, et on vit paraître le Scalpel, étude de physiologie passionnelle. Ces deux productions avaient d'autres qualités que leur bizarrerie, mais elles firent alors moins de bruit que l'appartement de l'auteur : un appartement digne de Gautier. Tout y était vitraux et tentures. Dès l'antichambre, une tête de mort, coiffée d'une longue perruque, dardait la double lueur de deux veilleuses nichées dans ses cavités oculaires. A gauche, dans un cabinet gothique, se prélassait un cercueil de velours noir, lamé d'argent, qui avait effrayé le voisinage et intrigué le commissaire de police. Dans la pièce principale, devant un orgue harmonium restait obstinément posté le maître du logis. Coiffé d'une toque à plume noire, vêtu d'une robe écarlate à manches taillées en pointe, s'abandonnant sans aucune préparation musicale aux seules lois de l'inspiration, il tirait de son instrument des accords en harmonie avec l'étrangeté du lieu. C'était au bruit de cette sauvage improvisation qu'on faisait son entrée dans la chambre à coucher, plus obscure encore que le reste du logis. Au fond, se dressait un lit-catafalque drapé de velours vert foncé, galonné d'argent et de dentelles roussâtres ; égayé cependant par un amour de bronze, qui descendait du ciel en oscillant au bout de sa cordelette, et semblait indiquer du doigt un demi-globe de verre, seul ornement de la cheminée. Sous ce globe, s'allongeait une main de morte, embaumée convenablement.

Cette main féminine était destinée à conduire les visiteurs au plus haut degré de l'émotion. Il y eut un moment où on ne parla point d'autre chose dans le quartier latin. Toutes les femmes nerveuses allaient en pèlerinage rue de Fleurus pour voir la main… Elle valut même, dit-on, quelques folles passions au maître du logis.
Une relique non moins curieuse se trouvait dans la même chambre, mais elle était généralement ignorée. Nourri de traditions louis-quatorziennes, Vivès savait que les souverains avaient dans la nuit leur en-cas tout préparé, pour quelque fringale soudaine, et, comme eux, il avait voulu son en-cas. Il n'y touchait point, mais il le maintenait en permanence, pour conserver la saine tradition.
Seulement, comme il avait de l'ordre, il faisait durer l'en-cas huit jours, au bout desquels il en faisait largesse à son concierge. C'était alternativement une tranche assez mince de bœuf ou de jambon. Notre grand bonheur était de soulever sans bruit la cloche argentée sous laquelle attendait ce régal et de vérifier son état de fraîcheur ; il avait nécessairement piteuse mine au bout de ses huit jours. Le bœuf prenait alors des tons verdâtres et le jambon tournait au bleu.
Le maître du logis s'était réservé d'autres effets pour agir plus directement sur l'esprit des populations. Il avait inventé un costume à lui (feutre conique à plume noire, pantalon collant et pourpoint sans collet, demi-bottes à glands, dague mignonne, se balançant en guise de breloque). Il faisait ainsi son entrée triomphale aux bals du Prado, de bruyante mémoire, sur l'emplacement desquels siège aujourd'hui le tribunal de commerce. Il y avait des huée, mais il y avait aussi de secrètes admirations ; six étudiants, gagnés par l'exemple, se chaussèrent des mêmes demi-bottes ; deux seulement poussèrent jusqu'au castor emplumé. Puis ce bel élan prit fin ; son inspirateur devint bibliothécaire et renia ses premiers dieux. La main de la morte aimée disparut avec la tête de mort à perruque, et le cercueil, faut-il le dire, devint boîte à charbon.
Puis, le logis infernal de la rue de Fleurus fut à son tour abandonné pour un petit hôtel presque régulier que Vivès se fit élever près du Panthéon (10, rue Berthollet). Il en avait réglé lui-même l'ordonnance, et il se plaisait à y recevoir ses amis, car c'était le meilleur et le plus loyal des hommes.
Par un souvenir des caprices d'autrefois, il avait orné toute sa demeure de décorations murales qui lui donnaient un aspect tout particulier. Ainsi il avait peint un bon millier de nymphes, naïades ou hamadryades sur les murs et le plafond de la grande chambre à coucher qui lui servait de salon, La spéculation moderne restera sans doute insensible à ce déploiement séducteur et fera tomber l'Éden de la rue Berthollet. Que la Gazette anecdotique en conserve du moins le souvenir.


Qui était cet Hippolyte de Vivès ? De lui, on ne sait rien de plus que ce qu’en disait la Gazette anecdotique. Pour que l’on puisse juger sur pièces, voici le début du Livre sans queue ni tête, paru en deux volumes chez les libraires-éditeurs-commissionnaires Allouard et Kaeppelin, 12, rue de Seine-Saint-Germain,  à Paris. On a orné le texte d'une illustration (détail) non signée, trouvée dans Le Diable à Paris (1845), une édition datée de 1868, due à J. Hetzel, et illustrant le Prologue.


MÉMOIRES



D'UN MORCEAU DE PAPIER.



Du papier. – Ce qu’on en fait.

Des ambassadeurs d’amour.
Des fleurs.
Des invitations à dîner.
Des manches à gigot.
Des livres.
Des cocotes.
Des journaux.
Des papillotes.
Des affiches.
Des attrape-nigauds.
Des élections.
Des courtes-pailles.
Des cartels.
Des papiers mâchés.
Des portraits.
Des caricatures.
Des sacs à barbe.
Des diplômes.
Des suppléments au mouchoir de l'écolier.

Des cartes.
Des jeux innocents.
Des faux en écriture.
Des billets de banque.
Des billets doux.
Des circulaires.
Des choses innommées.
Des lettres.
Des tricornes.
Des carottes.
Des loteries.
Des bourres.
Des almanachs.
Des allumettes.
Des histoires.
Des comptes.
Des feuilletons.
Des chemises à côtelettes.
Des décors.
Des brevets.
Des cigarettes. Ce que je vais en faire, ô lecteur, après vous en avoir toutefois demandé la permission.
Mais je ne dis pas tout.

Boum ! Boum !

Le papier, citoyens ou messieurs, messieurs ou citoyens, le papier c'est une immense histoire ; c'est un fait gigantesque. Honneur à l'inventeur du papier ! Le papier, Messieurs, Mesdames, guérit toute espèce de maux ; c’est une panacée universelle, un spécifique unique. Achetez-moi du papier ; n’écoutez pas les trompeurs qui viennent vous dire que le papier enfante des maladies ; ceux qui disent du mal du papier sont des charlatans. En effet, quoi de plus sain pour l'estomac de l'honorable société, que la pâte faite avec de vieux chiffons de madapolam et de torchons ? Si vous toussez, mâchez du papier ; et si vous avez faim, beurrez soigneusement du papier et faites des côtelettes ; si vous voulez fumer (remède souverain contre les pesanteurs d'estomac), prenez du papier et allumez votre pipe en ayant soin de la coiffer d'un bonnet de papier. Le papier, le papier. Je vous dirais bien qui a inventé le papier ; mais, outre que cela n'intéresse nullement ni vous ni moi, je vous avouerai que je n'en sais rien. J'aime bien le rostbeaf, et peu m'importe l'âge, le nom, les titres et qualités du malheureux bœuf qui m'a fourni ce succulent déjeuner. Je sais bien qu'il y a des gens qui disent que le papier a été… non, je me trompe, que cet onguent à l'esprit que l'on appelle écriture et que l'on étend sur le papier a été inventé par les Phéniciens. A cela, je répondrai à ces Messieurs qu'ils n'en savent rien du tout. Mais, vous, citoyens, n'attendez pas de moi un cours sur la linguistique ou sur les hiéroglyphes. Non Messieurs, Mesdames, sans étaler tant de science, je vous dirai, et vous me croirez, Messieurs, Mesdames, je vous dirai que le papier est le cocher de notre esprit (…).




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