Éditions PLEIN CHANT
Apostilles



Alfred Guichon de Grandpont, sa pipe et le compas











 (A. Guichon de Grandpont)

Histoire merveilleuse
des amours d'une pipe et d'un compas
1852

(à la suite de)

Protée-Cigale
1864
*
Plein Chant 2005



   


      Il signait des facéties G. Flag (du mot anglais flag, drapeau ?), G. der Flag (un article allemand devant un substantif anglais ?), ou G. D’Henppag (?). Qui ? Un commissaire de la marine : Alfred Guichon de Grandpont, né à Dijon le 8 janvier 1807 et mort en 1900, le 19 février. Les habitués de Plein Chant connaissent le personnage à travers deux textes humoristiques, republiés en 2005 : Protée-Cigale, par G. der Flag, Tettigopolis (soit  la ville des cigales, en réalité Brest, Imprimerie E. Anner, Rampe 55, 1864), suivi par l’Histoire merveilleuse des amours d’une pipe et d’un compas, par G. D’Henppag (Brest, Imprimerie de J.B. Lefournier aîné, 1852).

      Ces mêmes habitués savent que l’on trouve aux éditions Plein Chant plusieurs fac-similés d’ouvrages de la Bibliothèque elzévirienne, fondée par Pierre Jannet, si bien qu'ils sont amenés à ouvrir sinon tous les livres de cette Bibliothèque, que sa couverture de percaline rouge et sa typographie élégante permettent d'identifier facilement, au moins ceux qui leur tombent entre les mains, au hasard des brocantes. Édouard Fournier dirigeait une série composée de textes revus et annotés par lui-même, celle des « Variétés historiques et littéraires », qui proposait des « pièces volantes rares et curieuses en prose et en vers ».  Au septième tome de ces Variétés, page 287, un titre saute dans l’œil — l'œil de celui qui a lu Protée-Cigale : « Les amours du Compas et de la Règle, et ceux du Soleil et de l’Ombre, à Monseigneur le cardinal duc de Richelieu », 1637. Les amours du Compas et de la Règle annonceraient-elles (puisque amours au pluriel est devenu féminin) les amours (merveilleuses) de la Pipe et du Compas ? Pourquoi et comment ?

      L’impeccable annotateur, Édouard Fournier, nous apprend que l’on avait trouvé une copie de la pièce dédiée à Richelieu dans les papiers de Charles Perrault. On sait que Charles Perrault avait épousé en 1672, à quarante-quatre ans, une jeune fille de dix-neuf ans, Marie… Guichon, qui lui donna trois fils et peut-être une fille, avant de mourir en 1678.  Tiens ! Alfred Guichon de Grandpont aurait-il trouvé un exemplaire de la pièce dans les papiers de sa famille ? Mettons l’information de côté, car il serait bon d’en savoir un peu plus sur l’auteur de l’Histoire merveilleuse des amours d’une pipe et d’un compas.

ALFRED GUICHON DE GRANDPONT

      Alfred Guichon de Grandpont, fils d’un avocat nommé professeur de droit civil français à la Faculté de Dijon, suivit les traces de son père, au moins pour sa profession, puisqu’il fut lui-même, à vingt ans, avocat, puis il change de voie. En 1827, le voilà, après avoir passé un concours, élève d’administration de la marine, envoyé à Brest. Il était passé de sa Bourgogne natale à la Bretagne, et c’est en Bretagne qu’il trouva des éditeurs pour ses publications, brèves en général. Il y avait trouvé  aussi  une femme, épousée le 15 mai 1837 : Anaïs, fille d’un baron d’Empire, Paul Louis Marie Dein (1768-1831). Tous deux vivaient au château de Maillé (commune de Plounevez-Lochrist), à quelques kilomètres de la mer, mais à quarante kilomètres de Brest, où Guichon travaillait. On passe les voyages maritimes et les séjours à l’étranger de Guichon de Grandpont, qui nous intéresse ici uniquement en auteur.  Il signait aussi, il signait surtout, de son vrai nom, des publications sérieuses, qu’il multiplia lorsqu’il eut pris sa retraite en janvier 1872. Parmi ces publications, la plupart du temps des tirés à part de communications à des sociétés savantes provinciales, citons :

- 1874 : Recherches de numismatique navale (Brest, imprimerie de J.-B. Lefournier aîné), in-8° de 24 pages. Extrait du Bulletin de la Société académique de Brest.

- 1875 : Le Chemin royal de la Sainte Croix, une traduction en vers français du douzième chapitre du livre II de L'Imitation de Jésus-Christ (texte latin en prose du XVe siècle, attribué à Thomas a Kempis, rendu célèbre par la traduction de Corneille) Alfred Guichon de Grandpont, accompagnée de la traduction en vers latin par Jean-Baptiste-Charles Joseph Colson (Draguignan, Gimbert), in-16 de 31 pages. L’une des dernières publications de Guichon sera, en 1896, une Étude sur les traductions en vers de l'Imitation de Jésus-Christ (54 pages in-8°).

- En 1845, Guichon, alors sous-commissaire de la marine de 1re classe, avait publié dans les Annales maritimes et coloniales (avril et mai 1845) : Dissertation de Grotius sur la liberté des mers ; traduite du latin, avec une préface et des notes. Le texte latin de la dissertation, Mare liberum, par Hugo de Groot, dit Grotius, demandant pour la Hollande la libre circulation sur les mers, c’est-à-dire l’exercice du commerce maritime, était paru en 1609 et avait déjà été traduit en français (par Antoine de Courtin, 1703), mais Guichon tenait à proposer sa propre traduction, par sentiment de proximité bibliophilique — il possédait un exemplaire de cette dissertation ayant appartenu à un avocat de Dijon, Claude-Barthélemy Morisot (1592-1661), qui écrivait en latin avec la même aisance qu’en français (comme Guichon !) et fut l’ami en France de Grotius  — mais aussi par scrupule de latiniste homme de lettres, car il jugeait la traduction d’Antoine de Courtin peu littéraire et parfois inexacte. En 1882, Guichon traduit la version latine (1625) d’un texte écrit en portugais par Seraphim de Freitas, destiné à réfuter le Mare liberum de Grotius, ce qui donnait : Freitas contre Grotius sur la question de la liberté des mers. Justification de la domination portugaise en Asie (Paris, XII-346 pages in-12).

- En 1887, Guichon publie une compilation latine en 54 pages in-8°, tiré à part d’une publication dans le Bulletin de la société académique de Brest : Ovidius nauticus, amples citations, avec explications sommaires des passages de tous les poèmes d'Ovide qui ont rapport à la marine (Brest, imprimerie de l'Océan). Par un commentaire qui accompagnait cette compilation, Guichon délimitait son territoire de recherche intellectuelle, définissant implicitement la nature de toutes ses publications érudites : « Je me résignais sans trop de peine à cette perspective d'un travail sans utilité pratique ou sérieusement historique, pourvu qu'il me procurât nombre de ces jouissances que les ignorants de mon espèce cherchent encore aujourd'hui dans le sujet d'un poème, fût-il frivole, dans sa composition, dans ses fictions, dans le style, les allusions, les mille détails dont se soucient fort peu les savants et les hommes d'action. »

- En 1889, la Société académique de Brest avait proposé un sujet de concours sur une « exclamation de Pascal sur la peinture (on sait que Pascal avait choqué en écrivant : « Quelle vanité que la peinture qui attire l’admiration par la ressemblance des choses dont on n’admire point les originaux »), et le 30 décembre 1891, le Bulletin de la société publiait la réponse de Guichon, que l’on pouvait trouver en librairie : Examen d'une exclamation de Pascal sur la peinture, sujet d'un concours proposé par l'Académie des beaux-arts en octobre 1889 (Brest, imprimerie de A. Dumont, 1891, in-8°, 32 pages).

- On relève, en 1893, un écrit étranger au latin, étranger à la littérature classique, étranger encore à la pensée catholique — tous thèmes familiers de Guichon — mais lié à la maison bretonne de Keroualin à La Forest-Landerneau, entre Brest et Landerneau, où notre auteur vécut à partir de 1868 ; il unissait, à son habitude, plusieurs styles ou genres littéraires, demandant de façon rhétorique qu’il lui fût permis « d’agrémenter les arides détails par la poésie et les beaux-arts ». Ce qui dans le Bulletin de la société académique de Brest (tome XVIII, 1892-1893, pp. 9-40), s’intitulait Notice sur la commune de La Forest-Landerneau, devint une brochure de 48 pages in-8° : Notice sur la commune de la Forest, arrondissement de Brest, suivie du Poème de saint Ténénan par Gabriel Milin (Brest, 1893). Gabriel Milin, commis au port de guerre de Brest mais surtout breton bretonnant, ami et contemporain de Guichon de Grandpont (né en 1822, il mourut en 1895), était déjà présent par sa traduction du poème de saint Ténénan dans la notice du Bulletin de Brest qui ne l’annonçait pas dans le titre, mais le donnait, texte et traduction, à  la suite de la notice documentaire de Guichon sous ce titre : Buez sant Tenenan. La vie de Saint Ténénan mise en vers bretons d’après Albert le Grand. « D’après Albert le Grand », car on trouvait cette vie dans La Vie, gestes, mort et miracles des saincts de la Bretaigne armorique (1637), par Albert le Grand, dont un bibliothécaire de Rennes sous la Restauration, Daniel-Louis Miorcec de Kerdanet, avait donné une édition, revue par Graveran, évêque de Quimper,  deux cents ans plus tard : Les Vies des saints de la Bretagne armorique. Pourquoi ce saint en particulier ? Parce qu’une église, reconstruite en 1887, lui était consacrée à La Forest. Et Gabriel Milin publiait, la même année 1893, séparément, ce poème : Buez sant Tenenan (la Vie de saint Ténénan), mise en vers bretons, d'après Albert le Grand (Brest, imprimerie de A. Dumont, 1893, in-8°, 16 p.).

     En envoyant, une fois sorti de la vie active, des communications à la Société académique de Brest, Guichon de Grandpont ne faisait que persévérer dans un chemin emprunté dès sa jeunesse, dans sa province natale : il avait en effet appartenu dans sa jeunesse, à Dijon, du temps qu'il était Jeune-France, à la Société d’Études (1821-1832) qui, divisée en quatre sections, philosophie, histoire, littérature et législation, rassemblait des jeunes royalistes libéraux. Il a pu y rencontrer Lacordaire, l’un de ses fondateurs ; ou encore Aloysius Bertrand (camarade de collège de Lacordaire), simple adhérent en novembre 1826, vice-président le 23 mai 1827 et gérant, l’année suivante, mais pendant un mois seulement, d’un journal éphémère de la Société, Le Provincial, qui lui donnait, mais pour très peu de temps, l’occasion de publier vers et prose.

     La bibliographie intégrale du catholique et cultivé commissaire de marine Guichon de Grandpont laisse perplexe par son hétérogénéité. On l’a vu familier de l’Imitation de Jésus-Christ — dans la version originale en latin. Poète à vingt ans, en cela dans l’ordre des choses de son époque, il fit publier en 1828 16 pages in-16 de poésies : La Muse des mers, ode, suivie de trois jeux floraux intitulés : la Primevère, le Rosier des quatre saisons, la Fleur d'amandier. On passe sur l’œuvre de jeunesse, mais Guichon persévéra toute sa vie. Au tome XXI du Bulletin de la Société de Brest (1895-1896, pp. 114-128), on peut lire un poème didactique, présenté sans succès à un concours de l’Académie en 1880, La poésie de la science. On passe encore ; mais plus loin (p. 245 et suiv.), Guichon de Grandpont donne un choix de poésies moins gourmées, d’où l’on extrait cette poésie guillerette et désabusée à la fois : Verba et voces (Mots et paroles. Le titre est emprunté à Horace, Épîtres, I, 1, vers 34, Sunt verba et voces quibus hunc lenire dolorem, Possis…, Il y a des mots et des paroles avec lesquels tu pourrais adoucir ta souffrance).

- À table,
Mon cher
Prosper !
Qu’on sable !

- Le sable
De mer
Est cher
En diable !

Tels sont
Et vont,
En somme,

Les sots
Propos
De l’Homme.

     Latiniste, Guichon,  et maniant le latin aussi bien que le français,  pouvait unir à sa connaissance du latin son amour de la poésie et sa connaissance de la marine. On aura ainsi, en 124 pages in-8° (Brest, 1853) : Gloriae navales, odae, cum praefatione, notis, isographia et quorumdam numismatum descriptione, auctore A. Guichon de Grandpont (Odes maritimes, avec une préface, des notes, un recueil de fac-similés et la description de quelques pièces de monnaie). Les fac-similés reproduisaient 214 signatures autographes de marins français, du XVIIe au XIXe siècle.

     Son expérience de poète et de latiniste pouvait mener Guichon très loin, par exemple à publier, en 1887 (il était en retraite…), La Paciécide, épopée en douze livres, traduction d’un poème écrit en latin par un jésuite portugais, le Père Barthélemy (Bartholomeo) Pereira, paru en 1640. L’histoire de La Paciécide nous donne une image parfaite de ce qui plaisait à Guichon de Grandpont et qu’il se plaisait à faire connaître. Ferdinand Denis (1798-1890), parti à vingt et un ans pour le Brésil, se passionna pour le pays. Rentré en France, devenu conservateur à la Bibliothèque Sainte-Geneviève, il accumula des documents sur ce qui était devenu sa spécialité. Ayant mis la main sur un exemplaire du poème de Bartholomeo Pereira, à la gloire d’un autre jésuite portugais brûlé vif au Japon en 1626, Franciscus Paciecus (François Pacheco) : Paciecidos libri duodecim, decantatur clarissimus P. Franciscus Paciecus… (218 pages in-8°), il demanda à Guichon de traduire cet improbable ouvrage en 6.400 hexamètres et ce chercheur « que l’on ne rencontre pas dans les sentiers battus » (lisait-on dans le Bulletin de la Société académique de Brest), mit à jour La Paciécide, épopée en douze livres en l'honneur du... P. François Pacheco,... provincial de la Société de Jésus au Japon... lentement brûlé vif en 1626... par le P. Barthélemy Pereira,... Traduction par A. Guichon de Grandpont (Paris, E. Leroux, 1887, 456 pages in-8°), texte latin et traduction en face.

     Les quelques ouvrages cités ci-dessus, faible partie de la production d’Alfred Guichon de Grandpont ne donneraient pas une juste idée de son territoire intellectuel, si l’on omettait de mentionner au moins l’une de ses publications d’érudit fouineur et pointilleux : Notice sur des jetons français à emblèmes maritimes (Brest, 1862), 20 pages in-8°, parue auparavant dans le Bulletin de la Société académique de Brest.

 GUICHON DE GRANDPONT et  CHARLES PERRAULT

     Alfred Guichon de Grandpont, dont on vient de voir qu’il envoyait maints articles de tous genres au Bulletin de la Société académique de Brest y avait publié (2e série. Tome 14. 1888-1889, pp. 61-81)  un article daté de Brest, 4 février 1889 : Charles Perrault, mon arrière grand-oncle et ses Contes de fées, et cela en prévision du prix d’éloquence que décernerait en 1890 l’Académie Française au meilleur discours sur les contes de Perrault. Avant d’analyser les contes celui que Guichon de Grandpont appelle gentiment « oncle Charles ». Charles Perrault, donc, avait épousé, le 1er mai 1672, Marie Guichon, fille de Samuel Guichon, écuyer, devenu en 1656 seigneur de Rozières ou Rosières (près de Troyes), frère de Claude Guichon de Grandpont, l’arrière-grand-père d’Alfred de G. et familier de Pierre Perrault, le receveur général, frère de Charles P. Pierre Perrault et Samuel Guichon, tous deux financiers (Samuel G. était receveur général et payeur des rentes de la ville de Paris), tout deux habitant le quartier du Marais, ne pouvaient pas ne pas se fréquenter, et c’est ainsi que Charles Perrault fit la connaissance de Samuel Guichon, dont il épousa, comme on l’a dit, la fille, âgée de dix-neuf ans — lui-même ayant quarante-quatre ans. Charles Perrault et Marie eurent au moins trois fils : Charles, né  en 1675, un autre en 1676 et Pierre en 1678, année de la mort de Marie. Dans cet article, nulle allusion à la poésie en alexandrins, Les amours du Compas et de la Règle, et pour une excellente raison : l’auteur n’en était pas Charles Perrault. Édouard Fournier qui le précise dans une note de sa publication de la pièce dans les Variétés littéraires et historiques, n’en donne pas l’auteur. Il s’agit de Jean Desmarets de Saint-Sorlin. La pièce de 10 (1) pages in-4°, d’abord imprimée sans nom d’auteur en 1637 (Paris, Jean Camusat), fut reprise dans les Œuvres poétiques du sieur Desmarets, conseiller du Roy et controlleur général de l'Extraordinaire des guerres (Paris, 1641), un recueil factice de l’éditeur de Desmarets, Henry Le Gras. Les Amours du compas et de la règle se trouvent dans la partie Autres œuvres poëtiques, pp. 7-12, entre le « Discours de la poësie » à Mgr le cardinal duc de Richelieu et un sonnet « Sur la prise d’Arras » au même. Exit Charles Perrault, mais reste la pièce de Desmarets Saint-Sorlin dont on pense qu’elle fut le point de départ de l’Histoire merveilleuse des amours d'une pipe et d'un compas, par G. d'Henppag (Brest, imprimerie de J.-B. Lefournier aîné, 1852) parue en 4 pages in-4° sur deux colonnes, illustrées.

Deux couples

     Chez Desmarets de Saint-Sorlin et chez Alfred Guichon, le compas et la règle, d’un côté, la pipe et le compas de l’autre, sont des personnages, homme et femme, dont le genre sexuel reproduit, sans surprise, le genre grammatical, mais la manière de construire l’histoire de ces amours diffère chez l’un et l’autre auteur, ne serait-ce que parce que Desmarets s’exprime en alexandrins classiques, de plus destinés à Richelieu — à qui, disons-le tout net, il servit plusieurs fois de nègre — et Guichon en prose.

     Voici Desmarets. Le compas remarque la règle :

Droitte, d'un grave port, pleine de majesté,
Inflexible, et surtout observant 1'equité.
Il arreste ses yeux, la contemple et s'estonne.
Aussi tost, pour l'aymer, son ame l'abandonne.
Et, sans se souvenir des propos du soleil,
Adore ce miracle et le croit sans pareil.
Il l'abborde, et, remply d'un honneste assurance,
Tournant la jambe en arc, luy fait la reverence.
Pour rendre le salut qu'il donnoit humblement,
Elle ne daigna pas se courber seulement.
Pour vaincre ses rigueurs, il luy tint ce langage :
« 0 vous dont la beauté dans ses chaisnes m'engage,
Soulagez, par pitié, mes desirs vehemens,
Et mille biens naistront de nos embrassemens. »

La règle le prend de haut, puis se laisse fléchir :

« Quoy ! dit‑elle en riant, je serois la conqueste
D'un amant qui n'auroit que les pieds et la teste ?
Mon père, si puissant, m'imposeroit la loy
De recevoir pour maistre un tel monstre que toy ?
Va presenter ailleurs tes impuissantes flammes,
Amant trop inhabile au service des dames.
— Toutefois nos amours, repliqua le compas,
Produiront des enfans qui vaincront le trepas.
De nous deux sortira la belle architecture,
Et mille nobles arts pour polir la nature.
— N'espère pas, dit‑elle, ébranler mon repos,
Ou, pour authoriser tes estranges propos,
Tache à plaire à mes yeux par quelques gentillesses,
Et monstre des effets pareils à tes promesses. »

La poésie se termine  avec des allusions érotiques mais de bon ton  :

Le compas aussi tost sur un pied se dressa,
Et de l'autre, en tournant, un grand cercle traça.
La règle en fut ravie, et soudain se vint mettre
Dans le milieu du cerele, et fit le diamètre.
Son amant 1'embrassa, l'ayant à sa mercy,
Tantost s'elargissant et tantost raccourcy ;
Et l'on vid naistre alors de leurs doctes postures
Triangles et quarrez, et mille autres figures.

     Nous sommes là en terrain connu : celui de l’allégorie. Guichon de Grandpont sera bien plus fantaisiste (au sens où la fantaisie est le fantastique). Il fume sa pipe, il perd l'épinglette qui lui sert de cure-pipe, une femme ravissante sort de sa pipe, mais l'amoureux de la belle n'est pas vraiment lui-même, ce sera un compas, qui finira sa vie de célibataire en s'unissant à la pipe, assimilée à la femme aimée.



     Guichon, avec ses personnages composés d'objets se comportant en êtres humains et se multipliant comme à plaisir, apparaissant, disparaissant en dehors de toute logique, construit un monde semblable à celui des contes fantastiques d’Hoffmann, et sans rien de commun avec la poésie pour ainsi dire transparente et désincarnée de Desmarets de Saint-Sorlin.



   À gauche, le compas amoureux de la pipe. En arrière-plan, deux autres compas, ses camarades. Devant, assise, la bien-aimée, assimilée à la pipe, elle aussi aimée, à laquelle on peut l'identifier. À droite, des personnages de second plan, Madame l'Équerre et son époux, le Tire-ligne, qu'elle brûlera dans la cheminée.

      Le conte de Guichon est si bien conçu à la manière d'Hoffmannn qu'il se termine par une pseudo citation du Pot d’or (de nos jours traduit de manière moins rustique, Le Vase d'or) : « Il faut avoir l’esprit poétiquement enfantin pour être aimé de la couleuvre verte-dorée », une phrase qui sera répétée dans Protée-Cigale, sous forme d’illustration, à la fin de l’avant-dernier chapitre.


     Guichon cite de mémoire ou paraphrase Hoffmann, car si, dans la Huitième Veillée du Pot d’or (Contes de E.-T.-A. Hoffmann, traduction nouvelle par Théodore Toussenel, Paris, Pougin, 1838, t. I, p. 399), l'auteur emploie l’expression « esprit poétiquement enfantin » pour désigner une « humeur bizarre et malicieuse », la suite : « pour être aimé de la couleuvre verte-dorée » n’apparaît pas à cet endroit, si la couleuvre verte-dorée, ou serpent(e) vert(e) est  présente en de nombreuses places, puisqu' il s’agit de Serpentine, qui aguiche le héros et en est aimée follement.

     Guichon de Grandpont, s’il a repris le titre et le thème de la poésie de Desmarets Saint-Sorlin, s’est  inspiré d’Hoffmann bien plus que du poète du XVIIe siècle. Cette proximité éclate lorsque le lecteur apprend que le héros du Pot d’or, Anselme, chargé par l'Archiviste  de transcrire un parchemin hiéroglyphique, en déchiffre le titre : Des noces du (sic) salamandre et de la couleuvre verte. L’élément masculin du couple de Desmarets Saint-Sorlin (le compas) est devenu un salamandre, ou Salamandre, un génie, le féminin une couleuvre vert d’or, et derrière le compas et la pipe de Guichon, il faut voir, en filigrane, ces deux animaux fantastiques. Notre auteur, pourtant, ne se limite pas à Hoffmann , il cite aussi des plaisanteries familières à un étudiant en mathématiques — Guichon avait préparé le concours de l’École Polytechnique. Au lecteur sont ainsi proposées des formules qui amusaient les potaches : « De quel degré sera l’équation du cheveu ? — C’est du premier degré, n’ayant qu’une racine. Cahiers de l’École Polytechnique ». Puis vient une autre équation,

 

     L’Histoire merveilleuse des amours… s’achève avec un poème macaronique (elle avait commencé par une épigraphe en latin, signée G. d’Henppag, à la gloire du tabac) sur l’Épinglette (spinachia), cause involontaire des amours du Compas et de la Pipe, mais Guichon sut n’abuser ni d’un fantastique à la Hoffmann, ni de la formulation de plaisanteries pour initiés, scientifiques ou hommes de lettres, puisque ses deux héros, la pipe et le compas finirent par s’appeler, comme de bons bourgeois, Piponne et Compasset (ils seront cités, de nouveau, dans Protée-Cigale, p. 32). Guichon nous fait retomber dans la vie ordinaire par une note autobiographique : il a fixé le compas qui  remplaçait l'épinglette à sa pipe bien-aimée par une chaîne dorée — la chaîne conjugale, dite, malgré tout, « jolie », mais ce rappel de réalités prosaïques sert de tremplin et de caution à l'imagination, qui ne peut plus être confondue avec le délire. Guichon de Grandpont, avec ses recherches mêlant futilité et ingéniosité, prenant ses distances avec un savoir commun et avec ses propres connaissances, fut-il donc un pataphysicien avant l’heure ? Ou un érudit se ménageant des plages de repos, des parenthèses où il redevient le Jeune-France qu'il fut dans sa jeunesse, mais comme il n'en existera plus jamais ?



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Articles consultés pour la brève biographie d’A. Guichon de Grandpont

A. Guichon de Grandpont : Charles Perrault mon arrière grand-oncle et ses Contes de fées, dans le Bulletin de la Société académique de Brest, 2e série. Tome XIV. 1888-1889 (Brest, Imprimerie Société L’Océan), pp. 61-81.

(Nécrologie de Guichon de Grandpont) dans les Mémoires de l’Académie des sciences, arts et belles-lettres de Dijon. 4e série. Tome VIII-IX. Années 1901-1902 (Dijon, Nourry, Libraire-Éditeur, 1903). Séance du mercredi 12 décembre 1900, pp. XI-XIV.

Hippolyte Corbes : En parcourant les Mémoires d’un administrateur de la marine au siècle dernier (Alfred Guichon de Grandpont), dans les Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest. Tome 81, n° 1, 1974, pp. 167-208.

ILLUSTRATION

Les illustrations reproduites sont celles de l'Histoire merveilleuse…, sauf la gravure de la citation d'Hoffmann, qui appartient à Protée-Cigale (ch. V, p. 63). La dernière image, représentant la pipe et le compas, se trouve dans l'Histoire des amours…, p. 13, mais aussi dans Protée-Cigale, p. 32.


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