Olympe Audouard Silhouettes parisiennes Paris, C. Marpon et E. Flammarion, 1883, pp. 145-153. |
HENRI DELAAGE […] Grand, la taille
élancée, avec une belle figure de Christ, un Jésus
attristé, un peu rêveur ; la main allongée,
élégante, blanche, une vraie main de
chanoinesse ; portant les cheveux un peu longs,
partagés sur le front. Le corps n’était point
osseux, on l’aurait plutôt dit fluidique, d’autant
plus que Delaage avait l’air d’effleurer le sol sans
y poser. Chez lui, la matière était domptée par un
esprit très lucide, très clairvoyant, et bien plus
préoccupé des choses de l’autre monde que des
ambitions et des petitesses de ce monde-ci.
Fort bien né, par sa mère il était le petit-fils du célèbre comte Chaptal, qui a été membre de l’Académie des sciences et de l’Académie de médecine, sénateur sous Napoléon Ier. […] Son père était receveur des douanes au Havre ; c’était un savant et un penseur si versé dans la connaissance des choses divines, que le pape Grégoire XVI l’avait nommé membre de la commission chargée d’examiner les titres du fondateur des frères des écoles à la canonisation. [… Delaage] s’est occupé de spiritisme bien avant Allan Kardec ; on peut dire qu’il est né spirite, il avait gardé la ressouvenance des choses du monde immortel ; il était lié d’amitié avec Hennequin, qui a écrit des livres fort curieux sur les esprits. Delaage a été un écrivain de talent, n’écrivant jamais à tant la ligne, ne faisant jamais paraître un livre pour faire une affaire commerciale, mais faisant un livre pour faire connaître une vérité, le préparant avec un soin infini. Dans trente ans, il n’a publié que huit livres ; tous ont paru chez Dentu, pour lequel il avait une très vive sympathie. […] Je l’ai dit, c’était un type curieux du tout-Paris ; on le voyait partout : dans la haute société polonaise, dans le faubourg, dans le monde des théâtres, dans le monde des lettres, dans le monde des viveurs des diverses catégories ; dans les mondes intelligents et honorables, il était aimé et sympathique ; dans les mondes un peu interlopes, il restait le penseur un peu spiritualiste, l’homme éthéré. Il planait au-dessus de ces mondes matérialistes, sans y perdre rien de ses ailes de spiritualiste. Noctambule enragé, il ne se couchait jamais avant quatre heures du matin et ne se levait jamais avant deux ou trois heures de l’après-midi. Sa famille lui avait laissé une modeste aisance ; jamais il n’a cherché à augmenter sa fortune, il s’est toujours trouvé satisfait de sa situation. […] Il est resté célibataire ; fort discret sur ses affaires de cœur, s’il a eu de grandes passions, nul ne les a connues. Mais il aimait beaucoup la société des femmes d’esprit, et il était pour elles un bon et excellent camarade. […] Je l’ai connu, il y a dix-huit ans, chez la princesse Alexandrine Ouroussoff ; je l’ai retrouvé dans la société polonaise. À cette époque, je ne savais pas ce que c’était que le spiritisme ; et lorsqu’il me parlait esprits, je me moquais de lui ; s’il faisait mouvoir la table, je l’accusais de jonglerie ; parfois je lui disais carrément qu’il était fou. Il me répondait en souriant : — Un jour la vérité luira à vos yeux, et on vous traitera, vous aussi, de folle. Sa
prophétie s’est réalisée, la foi est entrée dans mon
âme par l’évidence. Henri Delaage ne s’est pas donné
la petite satisfaction de me rappeler mes anciennes
railleries. On ne saurait dire qu’Henri Delaage a vécu sur la terre, car il est resté comme suspendu au-dessus d’elle ; alors que ses pieds effleuraient à peine le sol, son esprit était dans les sphères bleues, et il causait aussi souvent avec les invisibles qu’avec les humains. |