Éditions PLEIN CHANT


Le Figaro, dimanche 16 juillet 1882
Henri Delaage
par Jehan Valter


C'est — dans son genre — une figure parisienne qui disparaît. Petite figure d’un petit monde, mais figure originale et fine au milieu d’un groupe de comparses. On sentait que quelques gouttes d’un sang illustre coulaient encore dans les veines de ce rêveur mystique qui a fait du journalisme en spirite, et du spiritisme en journaliste, qui fréquentait avec la même conviction les églises et les théâtres, et qui soupait avec des actrices après avoir dîné avec des abbés.

Henri Delaage était le petit-fils du célèbre chimiste Chaptal. Né à Paris en 1825, il est mort hier matin à cinq heures, dans la petite chambre garnie qu’il occupait depuis bientôt quarante ans, rue Duphot, n° 6. Il a succombé après quelques jours de maladie à la triple infection dont il était atteint : une hydropisie, une hypertrophie du cœur et une inflammation de la vessie. Ses derniers moments n'ont été qu'une longue crise.

Il n'est pas un Parisien qui ne connaisse ou n'ait connu Delaage. Pendant de longues années, on l'a rencontré partout, accompagnant presque toujours notre confrère Henri de Pène, qui l'aimait beaucoup. Aux premières représentations il avait une place dans sa loge et son couvert était mis chez lui tous les soirs. Car Delaage avait une façon de vivre particulière. Chaque matin, en sortant de chez lui, il déjeunait invariablement d'une tasse de café et d’un cigare. Cela lui suffisait pour attendre l’heure du dîner et il avait presque toujours à choisir entre deux ou trois invitations. Son dîner fait, il allait flâner dans les coulisses de quelque petit théâtre, puis vers minuit et demi, il venait retrouver son ami de Pène à son journal, lui racontait les petits potins du jour, et ne rentrait rue Duphot qu'après avoir préalablement accompagné de Pène jusqu'à sa porte.

On eût bien étonné Delaage si on lui avait dit qu'il devait s'ennuyer de son oisiveté. Nul ne se croyait plus occupé et nul n'était plus occupé, en effet. Sa grande préoccupation, sa grande vanité, étaient de faire croire qu'il était lié avec les personnalités, honorables ou autres, de tous les mondes. Et de fait, on pouvait à peu près à coup sûr s'adresser à lui pour les renseignements les plus divers. Il savait juste à point le nom qu'on cherchait inutilement, il avait même des anecdotes  intéressantes, à grouper autour ; au besoin, d'ailleurs, il était homme à les inventer.

Par réciprocité, rien ne l'agaçait comme un visage inconnu, d’homme ou de femme et il n’avait de cesse qu’il ne se fût à son tour renseigné sur le nom qui appartenait à ce visage et sur les particularités qui pouvaient s'y rattacher.

Le beau temps de Delaage a été de 1850 à 1870. Pendant ces vingt années il a été réellement une influence au milieu d'une fraction brillante et bruyante du monde des lettres et des théâtres. Les jeunes débutants s'adressaient à lui pour se faire ouvrir les portes d'un journal, les jolies filles ignorées sollicitaient son appui pour entrer au théâtre. Elle serait longue et curieuse à publier la liste des célébrités de toutes sortes qui sont sorties de cette petite chambre de la rue Duphot. Il est vrai que, s'il protégeait facilement, il oubliait non moins facilement ceux qu'il avait protégés. Du jour où l'écrivain et l'actrice recommandés par lui cessaient d'avoir du succès, il cessait de les connaître. C’était en quelque sorte le baromètre de la faveur publique. Quand Delaage venait à vous le premier, sur le boulevard ou dans une salle de spectacle, et qu’il vous tendait la main, c’est que quelqu’un lui avait dit le matin ou la veille : Savez-vous que Chose a du talent, il ira loin ce garçon-là ; mais quand il affectait de se détourner pour ne  pas vous voir, c’est que quelqu'un, au contraire, lui avait dit : Machin baisse bien, c’est un garçon vidé décidément.

Et pourtant Delaage n'avait  pas toujours vécu ainsi. Un moment, il avait rêvé, lui aussi, de se faire un nom dans les lettres. On a de lui de nombreux ouvrages écrits et publiés dans la période de 1845 à 1855 ; mais de tout ce fatras de philosophie mystique, la postérité ne gardera rien. Qui se souvient aujourd'hui de son dernier livre paru il y a à peine deux mois ?

C’est vers 1846 ou 1847 que Delaage était venu habiter la petite chambre de la rue Duphot, où il est mort. À cette époque, il  était très lié avec les hommes qui firent plus tard la révolution. Ami d'Esquiros et de Sobrier, il collabora même un moment, en 1848, à la fameuse Commune de Paris. Sous l'Empire, ses opinions politiques s'étaient adoucies, et il ne dépassait guère comme relations la société du vicomte Arthur de la Guéronnière.

De vingt-cinq francs par mois, que lui coûtait sa chambre à l’origine, le loyer en avait bien un peu augmenté avec les années, mais Delaage n'avait jamais voulu déménager.

Ce n’est pas que son mobilier eût été long à emporter.

En dehors d’un lit, d’une commode, d’une table et de deux fauteuils appartenant à l’hôtel, il n’y avait guère dans la chambre que quelques livres, quelques journaux, son linge et ses vêtements. Ce dénûment voulu eût attristé tout autre que Delaage, qui ne rentrait chez lui que pour se coucher et sortait aussitôt levé et habillé. Lui se plaisait dans ce petit coin modeste et que venaient d'ailleurs égayer et peupler chaque matin de nombreuses visites.

Il est bien peu des célébrités littéraires et dramatiques actuelles qui n'aient pas gravi, au moins une fois, les trois étages du petit escalier de Delaage pour venir lui demander un appui ou un service. Les plus jolies actrices de Paris ont passé — chastement — par cette chambre, dont la clef était toujours sur la porte. Delaage recevait les visiteurs et même les visiteuses sans sortir de son lit. Il écoutait tout le monde, promettait à tout le monde et tenait assez souvent parole.

C'est ce qu'il appelait gaiement son petit lever.

La  tenue négligée de Delaage était légendaire. Jamais il ne brossait son chapeau, et sa redingote avait toujours l’air râpé et poussiéreux ; malgré cela, je me souviens de l’avoir entendu affirmer, un jour — c’était quelque temps après la guerre de 1870 — qu’il devait mille francs à son tailleur.

Sans être précisément gêné, Delaage n'était pas riche. On raconte qu'après la Révolution de 1848 il lui restait, pour toute fortune, une somme de 60,000 fr. environ. Au lieu de la placer en rentes ou en obligations de chemins de fer, ce qui lui eut tout au moins assuré un petit revenu annuel, il préféra convertir cette somme en pièces de 20 fr., qu'il empila dans le fond d'un coffre, et c'est là qu'il puisait chaque fois qu'il avait besoin d'un louis, ce qui, du reste, lui arrivait rarement, puisqu'il ne dépensait presque rien.

Les obsèques d'Henri Delaage auront lieu demain lundi, à midi très précis, à l'église de la Madeleine.

Si tous ceux qu'il a obligés durant sa vie y assistent, l'église sera comble.


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