Éditions PLEIN CHANT

Harry Alis
Hara-Kiri

Paris, Paul Ollendorff, 1882, p. 351-353.


[Fité est un prince japonais, venu jeter sa gourme au Quartier Latin. Émile Delannée est, bien entendu, Henri Delaage]

[…] Émile Delannée accrochant Houdart dans un coin, lui demanda quel était cet exotique, amené par Estourbiac et qu’il paraissait connaître. Le poète, pour le mystifier, répondit que c’était un Japonais parisianisé et mélomane enragé. Muni de ce bon renseignement, Delannée, opérant un mouvement tournant, s’approchait, regardant attentivement Fidé, fronçant les sourcils. Tout à coup, il posa la main sur le bras du prince et dit d’un ton d’autorité :

— Je vous observe depuis un moment, monsieur… J’ai étudié votre visage… Laissez-moi consulter votre main… C’est cela… parfaitement… la transversale est très nette… ces pommettes… Il y a l’indice d’une volonté énergique… Vous serez un grand musicien, monsieur… je ne vous connais pas, mais vous serez un grand musicien, c’est Delannée qui vous le dit…

Fidé le regarda d’un air ahuri. Le chiromancien passa près de Boumol qui ne quittait pas le kirsch.

— Je viens de lui prédire son avenir, il sera un grand musicien…
— Qui ça ? demanda tranquillement le bohème.
— Ce Japonais et quand je dis quelque chose… Vous me connaissez sans doute ?
— Non.
— Oh ! pas physiquement…Je veux dire de nom…
— Ah ! dame, je ne sais pas… Comment vous appelez-vous ?
— Delannée… Émile Delannée.

Il souriait, attendant l’effet. Boumol ignorait profondément. Pourtant, ne voulant froisser personne, il eut l’air de chercher.

— Attendez donc… vous êtes peintre…
— Mais non… voyons… je …
— Ah oui ! parfaitement, interrompit Boumol.

Delannée, froissé, s’éloigna. Puis, voulant se rattraper, il proposa de magnétiser Mme Berquin. La grosse dame protesta, se défendit. Mais tout le monde criait : — Si ! si ! Elle céda. Delannée voulait entrer seul avec elle dans la salle voisine où il y avait un lit de repos, prétendant que la présence de curieux lui enlevait la moitié de ses facultés. Mais, cette fois, elle refusa carrément. Alors Léon Blanche, Houdart et Montereau les accompagnèrent. Mme Berquin s’appuya sur l’unique meuble, un lit ignoble qui semblait toujours avoir servi un instant auparavant, et Delannée commença ses passes. Mme Berquin, immobile, un peu inquiète, gardait son sérieux et la gêne qu’elle s’imposait lui faisait monter le sang à la tête. Malgré les efforts de Delannée, ses torsions de mains, ses fulminations de l’œil, le fluide ne venait pas. Alors, avec une parole lente qui glissait entre ses lèvres comme sur de la glu, il répétait :

— C’est bien curieux…


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