La question de savoir dans quelles proportions se
mélangent le libertinage de l'esprit et celui des
mœurs se pose à l’historien des lettres dès lors qu'il
raisonne en historien des mentalités, et se soumet
donc à la temporalité, découpant la durée en périodes
précises, se succédant, l'une abolissant la
précédente. Or, juxtaposer des livres en prose,
publiés au début du XXe
siècle sous forme de livres traditionnels – les livres
de la Bibliothèque des Curieux – et des pièces en vers
du début du XVIIe siècle,
appartenant à des recueils le plus souvent
confectionnés de bric et de broc par des libraires –
les recueils satyriques – demande une autre attitude,
celle d'un jongleur, et qui ne jongle pas toujours
avec les mêmes objets. Il faut jongler avec les genres
littéraires, car, dirait Monsieur de La Palice, la
prose n'est pas la poésie. Un lecteur choqué de lire
des mots crus dans des pièces en vers, ne sera pas
choqué de les rencontrer dans des textes en prose.
Est-ce à dire qu'un prosateur peut tout se
permette ? Non, si l'on en juge par la collection
« Les Maîtres de l'Amour ». L'obscénité a
ses degrés ainsi que la vertu. À partir de quand
devient-elle insupportable ? Mais arrive une
question perverse : n'est-ce pas, précisément, ce
caractère insupportable, que cherche le lecteur, en
plus de la commune jouissance physique, qu'elle soit
excitation momentanée ou accumulation d'images
inscrites dans la mémoire ? Un texte en prose
raconte une histoire, et les mots crus prennent leur
place tout naturellement dans ce temps linéaire, une
fois oubliées les interdictions sociales issues d'un
désir de politesse permettant une vie en commun sans
heurts. La poésie se place, au contraire, d'emblée
hors du temps de la narration, dans la mesure où le
poète joue avec les mots, disposés en vertu d'une
certaine harmonie, chacun d'eux choisi de manière à
paraître nécessaire, toute idée de narration
temporelle abolie. L'obscénité, si elle consiste à
désigner les mots de la sexualité, donne à
choisir : ou employer les mots crus tels qu'ils
existent dans une langue non châtiée ou, au contraire,
leur ajouter des métaphores, non pour les euphémiser
mais pour simplement les développer, accroître leur
durée d'existence et donner au lecteur l'occasion de
jouir d'eux plus longtemps et mieux. Jongler ainsi
avec la prose et la poésie implique de jongler avec
les époques temporelles, de lire des poésies
satyriques écrites au XVIIe
siècle comme si elles étaient contemporaines, au
risque de commettre des contre-sens au regard de la
stricte histoire littéraire. On ne verra plus la
crudité des mots sous l'aspect d'une naïveté issue
d'une littérature médiévale, ou d'épanchements de
rimeurs de cabarets, mais comme un passeport pour
entrer dans un univers imaginaire, source d'une réelle
jouissance.
En prime, l'épigramme que vous ne lirez pas dans Un
séjour…, prise dans Le Cabinet
satyrique, édition de Fernand Fleuret et Louis
Perceau, Paris, Librairie du bon vieux temps, 1924, t.
II, p. 380 :
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