Moscou, le 5 février
[19]32
J'ai terminé il y a
quelques jours la lecture du Pain
quotidien. Votre
livre est solide, et j'y
reconnais une œuvre nettement prolétarienne —
j'insiste sur ces mots qui
ont pour moi une grosse importance. Non certes à cause
du parler ouvrier, ni
même du sujet ; il est évident qu'on pourrait,
dans cette langue, sur ce
sujet, dans cette manière même, produire des ouvrages
parfaitement bourgeois.
Ce qui fait la qualité d'un livre, c'est l'esprit dont
il est animé. La valeur
du vôtre, et sa qualité prolétarienne viennent de ce
que vous faites entrer
dans le roman d'aujourd'hui (je sais bien que le mot
« roman » sonne
un peu faux ici, mais ne voulons-nous pas lui conférer
un sens renouvelé ?)
le militant ouvrier, c'est-à-dire le travailleur tel
qu'il est, dont l'esprit
de classe, la haute conscience de classe vont bien
au-delà des théories. Votre
Magneux (1) est vivant dans ses moindres gestes,
et il est de ces hommes
qui ont fait et feront la force du mouvement ouvrier
français. Votre réussite
principale est d'avoir créé — ou plutôt exprimé — cet
homme vivant, sans vous
soucier des thèses et des foutaises.
Sous un apparent dédain du métier littéraire, je vois dans votre livre beaucoup de métier littéraire réel. Je n'approuve pas, pour cette raison, votre mépris du bien dire. S'il s'agit du bien dire des amuseurs de riches, d'accord ; mais il faut que nous ayons aussi notre dire bien. Magneux sait très bien dire ce qu'il veut dire, que diable ! Charpentier aimant son métier, il est certainement d'avis que l'écrivain doit aimer le sien. Je n'insiste pas, sûr qu'au fond nous sommes aussi d'accord là-dessus. Pas reçu le numéro de Nouvel Âge de janvier (2). Une nouvelle bulle d'excommunication est lancée contre vous ; mais cette fois, vous voisinez avec Monde et Barbusse (3). Ça n'a guère d'importance. Au revoir, mon cher Poulaille, je vous serre bien cordialement la main. Victor Serge
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1. Sous le nom de Magneux,
ouvrier-charpentier-couvreur, Poulaille dépeint son
propre père. Quant à Loulou Magneux, le fils, il n'est
autre qu'Henry Poulaille.
2. … et pour cause : Nouvel Âge cesse de paraître après son numéro de décembre, un an exactement après son lancement. 3. N° 4, oct. 1931, de Littérature de la
révolution mondiale (article non signé). On y
lit effectivement : « … notre camarade
Henri Barbusse,
révolutionnaire sincère […] n'a pas su, il faut le
déplorer, se débarrasser
définitivement, dans son action politique et dans son
œuvre, des derniers
vestiges des illusions petites-bourgeoises […] Et
Barbusse n'est pas Poulaille.
Ces deux hommes sont des deux côtés de la barricade.
Poulaille est un agent de
la bourgeoisie. Barbusse est un combattant de la
grande armée prolétarienne.
Mais grâce à l'illusion dont Barbusse est victime, Monde, qui eut pu être un
puissant instrument de
révolutionnarisation des larges masses des
travailleurs français, est en
réalité la proie d'une bande d'écrivassiers
bourgeois et social-fascistes,
renforcée par un ramassis disparate de renégats, à
commencer par Trostki pour
finir par l'escroc et maquignon Istrati, bande qui
se confond, à bien des
égards, avec la suite littéraire d'un Valois et
Poulaille » (cité d'après
l'édition française, n° 4, déc. 1931, p. 62 —
également conservée aux Arch. H.
Poulaille, Cachan).
On peut ajouter qu'avec quelque retard — ah, les lenteurs administratives ! —, L'Humanité va bientôt emboîter le pas. Il est vrai, à son origine aussi, un débat un peu provocateur, organisé par « Monde et ses Amis », sur la littérature prolétarienne (salle du Grand-Orient, 7 déc. 1931). Présidence : Henri Barbusse ; invités à exposer leur point de vue : Jean Guéhenno, Léon Lemonnier, Henry Poulaille, et à prendre part au débat : Marc Bernard, Lucien Bourgeois, André Chamson, Benjamin Crémieux, Eugène Dabit, Georges Friedmann, Louis Guilloux, Frédéric Lefebvre, Rudolf Leonhard, Tristan Rémy et Jacques Sahel. Un tract a sur le coup tenté d'y répondre (« Aux écrivains et aux intellectuels révolutionnaires ! » signé du « bureau provisoire de la section française de l'Association des Écrivains révolutionnaires » — première mouture de la future A.E.A.R.). Puis Jean Fréville est envoyé au feu : « Une littérature de soumission », L'Humanité, 2 fév. 1932 - p. 4. Wolfgang Klein nous apprend par ailleurs — dans son étude sur la revue Commune (CNRS, Paris, 1988 - p. 111) — que le précité Fréville ne tardera pas à trouver le réel coupable, qui n'est autre que… Victor Serge, « en liaison directe avec le groupe des écrivains prolétariens contre-révolutionnaires, dont il est l'inspirateur idéologique ». Et de s'empresser de transmettre l'information au camarade Bela Illès… (lettre du 25 mai 1932, Arch. de l'Institut Gorki à Moscou). Tout s'enchaîne… |