Une lettre de Victor Serge  à Henry Poulaille


Bassac, Éditions Plein Chant
Hommage à Victor Serge (1890-1947)
Cahiers Henry Poulaille 4-5, 1991, pp. 48-49



Moscou, le 5 février [19]32    

Mon cher Poulaille,

J'ai terminé il y a quelques jours la lecture du Pain quotidien. Votre livre est solide, et j'y reconnais une œuvre nettement prolétarienne — j'insiste sur ces mots qui ont pour moi une grosse importance. Non certes à cause du parler ouvrier, ni même du sujet ; il est évident qu'on pourrait, dans cette langue, sur ce sujet, dans cette manière même, produire des ouvrages parfaitement bourgeois. Ce qui fait la qualité d'un livre, c'est l'esprit dont il est animé. La valeur du vôtre, et sa qualité prolétarienne viennent de ce que vous faites entrer dans le roman d'aujourd'hui (je sais bien que le mot « roman » sonne un peu faux ici, mais ne voulons-nous pas lui conférer un sens renouvelé ?) le militant ouvrier, c'est-à-dire le travailleur tel qu'il est, dont l'esprit de classe, la haute conscience de classe vont bien au-delà des théories. Votre Magneux (1) est vivant dans ses moindres gestes, et il est de ces hommes qui ont fait et feront la force du mouvement ouvrier français. Votre réussite principale est d'avoir créé — ou plutôt exprimé — cet homme vivant, sans vous soucier des thèses et des foutaises.
Sous un apparent dédain du métier littéraire, je vois dans votre livre beaucoup de métier littéraire réel. Je n'approuve pas, pour cette raison, votre mépris du bien dire. S'il s'agit du bien dire des amuseurs de riches, d'accord ; mais il faut que nous ayons aussi notre dire bien. Magneux sait très bien dire ce qu'il veut dire, que diable ! Charpentier aimant son métier, il est certainement d'avis que l'écrivain doit aimer le sien. Je n'insiste pas, sûr qu'au fond nous sommes aussi d'accord là-dessus.
Pas reçu le numéro de Nouvel Âge de janvier (2). Une nouvelle bulle d'excommunication est lancée contre vous ; mais cette fois, vous voisinez avec Monde et Barbusse (3). Ça n'a guère d'importance.

Au revoir, mon cher Poulaille, je vous serre bien cordialement la main.

Victor Serge   





1. Sous le nom de Magneux, ouvrier-charpentier-couvreur, Poulaille dépeint son propre père. Quant à Loulou Magneux, le fils, il n'est autre qu'Henry Poulaille.

2. … et pour cause : Nouvel Âge cesse de paraître après son numéro de décembre, un an exactement après son lancement.

3. N° 4, oct. 1931, de Littérature de la révolution mondiale (article non signé). On y lit effectivement : « … notre camarade Henri Barbusse, révolutionnaire sincère […] n'a pas su, il faut le déplorer, se débarrasser définitivement, dans son action politique et dans son œuvre, des derniers vestiges des illusions petites-bourgeoises […] Et Barbusse n'est pas Poulaille. Ces deux hommes sont des deux côtés de la barricade. Poulaille est un agent de la bourgeoisie. Barbusse est un combattant de la grande armée prolétarienne. Mais grâce à l'illusion dont Barbusse est victime, Monde, qui eut pu être un puissant instrument de révolutionnarisation des larges masses des travailleurs français, est en réalité la proie d'une bande d'écrivassiers bourgeois et social-fascistes, renforcée par un ramassis disparate de renégats, à commencer par Trostki pour finir par l'escroc et maquignon Istrati, bande qui se confond, à bien des égards, avec la suite littéraire d'un Valois et Poulaille » (cité d'après l'édition française, n° 4, déc. 1931, p. 62 — également conservée aux Arch. H. Poulaille, Cachan).
On peut ajouter qu'avec quelque retard — ah, les lenteurs
administratives ! —, L'Humanité va bientôt emboîter le pas. Il est vrai, à son origine aussi, un débat un peu provocateur, organisé par « Monde et ses Amis », sur la littérature prolétarienne (salle du Grand-Orient, 7 déc. 1931). Présidence : Henri Barbusse ; invités à exposer leur point de vue : Jean Guéhenno, Léon Lemonnier, Henry Poulaille, et à prendre part au débat : Marc Bernard, Lucien Bourgeois, André Chamson, Benjamin Crémieux, Eugène Dabit, Georges Friedmann, Louis Guilloux, Frédéric Lefebvre, Rudolf Leonhard, Tristan Rémy et Jacques Sahel.
Un tract a sur le coup tenté d'y répondre (« Aux écrivains et aux intellectuels révolutionnaires ! » signé du « bureau provisoire de la section française de l'Association des Écrivains révolutionnaires » — première mouture de la future A.E.A.R.). Puis Jean Fréville est envoyé au feu : « Une littérature de soumission », L'Humanité, 2 fév. 1932 - p. 4. Wolfgang Klein nous apprend par ailleurs — dans son étude sur la revue Commune
(CNRS, Paris, 1988 - p. 111) — que le précité Fréville ne tardera pas à trouver le réel coupable, qui n'est autre que… Victor Serge, « en liaison directe avec le groupe des écrivains prolétariens contre-révolutionnaires, dont il est l'inspirateur idéologique ». Et de s'empresser de transmettre l'information au camarade Bela Illès… (lettre du 25 mai 1932, Arch. de l'Institut Gorki à Moscou). Tout s'enchaîne…



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