Éditions  PLEIN CHANT
Collection Gens singuliers

Simon Brugal, alias Firmin Boissin : Excentriques disparus

Simon Brugal, Excentriques disparus
Éditions Plein Chant, Bassac, 1995
Collection Gens singuliers


  
Chapitre III, pp. 20-28.


Nicolas Cirier
L'ennemi de Voltaire et… du baron Brisse




   Au numéro 5 de la rue des Grands-Augustins, dans une de ces vieilles maisons, comme on n'en bâtit plus aujourd'hui, à large porte cochère, à hauts étages, à longues fenêtres incommensurables, fonctionnait, en 1867, la respectable imprimerie Pillet. Elle avait été établie par Pillet père, dont les Mémoires de la célèbre Mme Manson (de l'affaire Fualdès), rédigés par Henri de Latouche, augmentèrent sensiblement la fortune – tellement cette publication eut du succès. Il faut dire, à l'honneur du père Pillet, qu'il employa noblement son argent. Il fonda une feuille conservatrice bi-hebdomadaire : Le Journal des Villes et des Campagnes, qui devint plus tard la succursale du Français, mais qui, de 1835 à 1869, jouit d'une grande vogue et tira jusqu'à trente mille exemplaires.
   Longtemps, le journal du père Pillet fut rédigé par un ancien moine, nommé Jubin, dont la Révolution avait dispersé l'Ordre. Levé à sept heures, couché à dix, Jubin était à la fois rédacteur, correcteur, administrateur : il balayait même le bureau – qui, d'ailleurs, lui servait de domicile. Jubin mort, Jean Wallon prit sa place. C'est le Jean Wallon des Scènes de la vie de bohème, le philosophe à paletot noisette que Mürger a portraituré sous le nom de Colline. Il resta dix ans aux Villes et Campagnes, et M. Pillet fils, qui continuait les traditions paternelles, ne s'en sépara qu'à regret, car c'était une fière plume et un journaliste laborieux. Mais le sacrifice était nécessaire. Déjà, perçait le Wallon gallican de l'Étendard, l'ennemi des jésuites, l'hégélien, qui devait plus tard publier, sous le pseudonyme de Camille Ledoux, un opuscule aussi curieux qu'hétérodoxe contre « l'Éternité des peines de l'Enfer », et finir, dit-on, par être curé parmi les Vieux-Catholiques de la Suisse. Quelques propositions malsonnantes avaient, non sans raison, effarouché les abonnés religieux du journal.
   Celui-ci d'ailleurs avait grandi et paraissait semi-quotidiennement. Une rédaction nouvelle fut constituée sous la direction de M. C.-F. Chevé. C'était un converti. Ancien volontaire polonais de 1830, il avait collaboré au Peuple, de Proudhon, et au Bien public, d'Émile de Girardin. Buchez le ramena au christianisme. Brave homme, excellent cœur, ami de l'abbé Gabriel et du Père Gratry, Chevé n'avait pas pu complètement abandonner ses idées socialistes : il les avait seulement épurées au creuset des idées évangéliques. On lui doit entre autres ouvrages : Du Communisme dans l'Église ; Christianisme et Démocratie ; Les Visions de l'avenir, et une plaquette assez étrange qu'il n'a jamais avouée d'ailleurs : Le Règne de l'esprit pur. La Commune expulsa Chevé de Paris. Il est mort à Cherbourg, rédacteur en chef du Phare de la Manche.
   Ses collaborateurs étaient :
   Louis Hervé, le journaliste de France qui, avec M. Joigneaux, connaît le mieux les choses de l'agriculture.
   Léopold Giraud, le promoteur ardent de la liberté d'enseignement, tête de Turc de M. Charles Sauvestre, de l'Opinion nationale, très ferré sur les sciences, batailleur en diable, mort sous-préfet de Dax, en 1875.
   Henri Noël, un ancien magistrat, qui avait eu la malchance de déplaire au pouvoir, l'homme d'affaires de la rédaction et le bulletinier politique du journal, engoué des chroniques de Villemot, et prisant fort.
   Gustave Gérard, un vieux de la vieille du journalisme, tête de fleuve, longue barbe blanche, ancien attaché d'ambassade, ancien reporter des Débats, plein des souvenirs de Juillet, vif comme la poudre, bon comme le pain, et fumant continuellement des cigarettes.
   Je laisse de côté les collaborateurs littéraires (dont j'étais), pour arriver à la personnalité la plus curieuse de la maison, au metteur en pages des Villes et Campagnes, à Nicolas Cirier, l'ennemi de Voltaire et… du baron Brisse.
D'origine lorraine (son grand-père était de Domremy, patrie de Jeanne d'Arc), Cirier reçut, enfant, une brillante éducation. Il avait fait ses études au lycée de Reims, où habitait sa famille. Malheureusement, la vie commença pour lui pleine d'amertume. Orphelin, ruiné, sans protecteurs, il s'engagea pendant les Cent-Jours. Puis il apprit le métier de typographe et vint se fixer à Paris en 1820. Ses connaissances littéraires et ses aptitudes typographiques lui valurent la place de correcteur à l'Imprimerie Royale. Il occupa ce poste jusqu'en 1838. Ses excentricités, ses bizarreries le lui firent perdre, et, de correcteur, Cirier redescendit au rang d'ouvrier. Je crois – et cela n'est pas à l'honneur de ses premiers patrons – que ce qui nuisit le plus au pauvre Cirier, ce fut son exaltation religieuse. En général, les typographes parisiens posent en libres penseurs. Lui, était un catholique intransigeant, et il ne rougissait pas de ses opinions. Il avait brigué la députation en 1848, et s'intitulait « candidat revendicateur, ouvrier et lettré, compositeur et correcteur ». Le soir, il allait dans les clubs, portant une croix rouge pour cocarde et vêtu d'une longue blouse noire – serrée à la taille par une ceinture tricolore de 3 mètres : 1 mètre pour chaque couleur.
   Vieille épave des imprimeries parisiennes, Cirier avait trouvé un refuge sûr au Journal des Villes et des Campagnes, et nul ne fut plus dévoué que lui à la maison.
   Deux haines, deux haines tenaces, terribles, féroces, lui tenaillaient le cerveau, en 1867 :  la haine de Voltaire et la haine du baron Brisse.
   Cirier, élevé dans le culte de Jeanne d'Arc, ne pardonnait pas à Voltaire d'avoir écrit la Pucelle.
   Il en voulait au baron Brisse de ce qu'il encombrait les journaux de sa prose culinaire, alors que la bonne sœur Rosalie – dont Cirier se trouvait être un peu – pleurait à la pensée de tant de malheureux affamés qu'elle ne pouvait soulager.
   Ce qui mit le comble à la fureur de Cirier contre Voltaire, ce fut une mauvaise farce d'un de ses camarades.
Dans le Siècle, Havin avait ouvert une souscription pour élever une statue à l'ennemi personnel de Cirier. Dans les listes qu'il publiait, on put lire un jour cette mention : « Nicolas Cirier, typographe, 25 centimes ». Dire la colère (fort légitime d'ailleurs) qui s'empara du brave homme, en se voyant ainsi qualifié de souscripteur à une œuvre qu'il avait en horreur, nous ne l'essaierons pas. Sa haine raisonnée jadis devint une véritable monomanie : le voltairianisme fut son idée fixe, son cauchemar.
   C'est alors qu'il composa cette fameuse pancarte, de 2 mètres de long sur 1mètre de large, qui fit courir toute la Rive Gauche catholique dans les bureaux, naguère si tranquilles et si calmes, du Journal des Villes et des Campagnes. Au centre de la pancarte – un chef-d'œuvre de patience et d'ingéniosité, du reste –, Cirier avait admirablement dessiné un orang-outang dont la tête était celle de Voltaire. Tout autour, et comme formant une auréole d'ignominie, le vieux typographe avait imprimé en caractères multicolores toutes les invectives qu'il avait pu recueillir, dans ses lectures, contre l'auteur de la Pucelle. Au bas de la pancarte, en grosses lettres, s'étalait cette devise, qui est d'un voltairien connu, de Edmond Texier : « Son châtiment est d'être devenu le dieu des imbéciles ».
   La pancarte fut ensuite promenée pendant huit jours dans les rues par Cirier lui-même – qui, pour contrarier M. Havin, faisait ainsi avec joie l'homme-sandwich.
   La mise en pages du journal souffrait beaucoup des colères anti-voltairiennes de Cirier. Il redevint encore simple typographe – et, un an après, par suite de la fusion des Villes et des Campagnes avec le Français, le pauvre diable passait à l'imprimerie Noblet, rue Soufflot. C'est là qu'il est mort, à l'âge de 80 ans. Il était né en 1790, et ses camarades le considéraient comme le doyen des typographes de France.
   Ce vieux typo avait été l'ami intime d'Hégésippe Moreau – à la conversion duquel il ne fut pas étranger. L'auteur du Myosotis lui a dédié la pièce commençant par ce vers :

Dans le vieux temple un soir j'entrais, le cœur bien las.

Voici les principales (celles que nous possédons) :
1° LA MOUTARDE APRÈS DÎNER, par le premier moutardier du Pape; hors-d'œuvre, qui, par sa force et ses vertus, ferait pâlir le fameux Bornibus lui-même, et autres célébrités…, moutards d'hier (in-18). C'est un éreintement de Renan.
2° LA RÉCLAME, comme on n'en voit guère : plat de ma façon, servi à Rochefort (in-8°).
3° LE TERME, cauchemar d'un locataire, en 4 chants, accompagné de notes historiques, critiques et pas du tout réjouissantes (in-18).
4° TRIOMPHE ET PILORI, vers de toutes couleurs pour enguirlander M. Havin (in-8°).
5° FABLES NOUVELLES (in-12).
6° LA BRISSÉIDE, boutades iambico-philantropico-gastro-nomico-copronymiques. Suite et supplément aux vingt aphorismes de
Brillat-Savarin ; avec ces deux épigraphes : Quorum Deus Venter est (Saint Paul); Epicuri de grege porcus (Horace). Publié à Paris, en 1867, un mois avant le renversement des casseroles compromettantes et la cessation des oracles (in-8°).
    Tout dans ce dernier livre est extravagant : le fond, la forme, la typographie, la pagination, la couverture. C'est un véritable pot-pourri, une macédoine indescriptible. Il y a des pages
sang-de-bœuf ; d'autres, jaune serin. Le texte est entremêlé de gravures cabalistiques (dont une représente le baron Brisse entraîné par la Mort dans les enfers). Des rubans de papier s'échappent de tous côtés, comme les centons de la Sibylle de Cumes. Ce sont les commentaires de la Brisséide, appuyés sur des sentences empruntées à l'Évangile, à Piron, à Pierre Leroux, à saint François de Sales, à Louis Veuillot, àBéranger, à Bourdaloue, à Carême, à Michel Menot, à Gustave Planche, à Bossuet, à Grimod de La Reynière, enfin à je ne sais plus qui.
    Le livre est dédié aux libres-mangeurs, aux libres-panseurs, aux gastro-nomes, aux gastro-philes, aux gastro-lâtres, aux gastro-goinfres.
    Hélas ! malgré tous ses attraits, la Brisséide ne se vendit pas. Six mois plus tard, Cirier le constate mélancoliquement dans une pièce de vers complémentaire :

Tout est encor dans ma boutique, hormis pourtant
Un demi-cent
Que j'ai distribué d'une main libérale.
L'auguste Vérité (d'une ardeur sans égale
Il faut l'aimer toujours), la Vérité me dit :
« Tu mens !… Est-il déjà sorti de ton esprit
L'exemplaire à Marpon vendu sous les Arcades ? »*

   Cet exemplaire, cet unique exemplaire vendu, c'est moi qui l'achetai : vingt-cinq sols, et je ne les ai pas plaints.
Cirier a longtemps collaboré au Sphinx, journal mensuel dirigé par un certain Guillaumé, qui signait perfidement : Glu-au-miel, et qui posait à ses lecteurs des questions baroques comme celle-ci :
« Quelle est la lettre la plus puissante de l'alphabet ? »
   Donnons la réponse de Nicolas Cirier :
   « C'est l'I. Voyez cette femme jeune, belle, riche, qui vient enfouir dans la lugubre infection d'un hôpital, sa beauté, sa jeunesse et le plus brillant avenir. Qui la pousse à cet sacrifice ? La lettre I**. Sa conscience lui dit : Va, va dans les hôpitaux, sur les champs de bataille et partout faire bénir le nom de ton adorable  Maître ! Et elle va.
   Voyez ce jeune homme qui s'embarque, renonçant, lui aussi, à ce qu'on est convenu d'appeler la gloire ou la fortune, et s'arrachant aux embrassements de la famille et de l'amitié, aux sollicitations, aux enivrements de l'amour. C'est un missionnaire. Sa religion lui a crié : I. Va ! Et il est allé aux antipodes ; il est allé chez les cannibales ; il est allé continuer l’œuvre de ceux à qui il fut dit pour la première fois: Ite ! »
   Détail touchant. Cirier avait un chien, qu'il appelait « Boute-en-train », et qui paraissait aussi vieux que lui. Le 25 octobre 1869, on les trouva morts tous les deux. Cirier gisait sur son grabat, un Catéchisme à la main. À ses pieds, Boute-en-train était étendu. Les camarades de l’« ennemi de Voltaire », qui l'aimaient beaucoup, malgré ses excentricités, s'arrangèrent de manière à ce que le chien fût enterré dans le même cercueil que son maître. Ce fut le convoi du pauvre ; mais trois cents compositeurs parisiens se firent un devoir, ce jour-là, d'accompagner à Saint-Jacques du Haut-Pas et au cimetière Montparnasse celui qui trente ans auparavant avait fermé les yeux d'Hégésippe Moreau.


* Marpon est un libraire-éditeur dont l'étalage se trouve sous une des galeries du théâtre de l'Odéon. [Note de l'auteur.]
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I : mot latin, impératif du verbe ire (aller): Va ! Plus bas, Ite, impératif du même verbe, mais au pluriel : Allez ! [N.D.E.]


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