PRÉAMBULE
Ce livre n'est pas un ouvrage d'historien ;
c'est un recueil de documents sur quelques aspects
de l'histoire de la chanson et des chansonniers en
France entre 1730 et 1880. Dans l'esprit de cette
collection, qui est de redonner la parole à
des oubliés et dédaignés, des
excentriques, des marginaux, principalement dans le
domaine de l'histoire littéraire, il s'agit
aujourd'hui de laisser raconter les
différents passages de l'expression
chansonnière, à travers la
période donnée, par ceux qui les ont
vécus. Ces passages s'effectuant entre
différents groupes sociaux,
l'intérêt de ce rassemblement est tout
autant sociologique que littéraire et c'est
tout à la fois à une étude de
mœurs par les textes et à une galerie de
figures disparues et de portraits souvent
pittoresques que lectrices et lecteurs vont
être conviés.
Dans les
années trente du XVIIIe
siècle se forme une société
chantante, le Caveau, qui aura un bel avenir
puisqu'elle durera, selon différentes
formules, plus de deux siècles. […]
Parallèlement,
sous la Restauration, des réunions chantantes
populaires se forment dans des arrière-salles
de cabarets ou dans des guinguettes qui prennent
aussi le nom de goguettes. Celles-ci ne sont pas
structurées comme leurs devancières,
mais elles doivent bientôt se conformer
à des règlements de police qui les
soumettent à déclaration et limitent
le nombre de leurs participants. Composées
principalement d'ouvriers, elles apparaissent aux
autorités comme des foyers de désordre
et de propagande bonapartiste ou
républicaine, et les chansons qui s'y
entonnent sont perçues comme des chants
séditieux. Elles sont alors
profondément infiltrées par les agents
de l'ordre et la chanson n'est pas libre de s'y
exprimer pleinement. Comme dans les réunions
bourgeoises la thématique s'y oriente vers le
couplet bachique, la gaudriole ou la paisible
romance, du moins en façade, car ici et
là résonnent parfois des chants plus
énergiques et la Révolution de 1830
verra éclore toute une cohorte de
chansonniers nouveaux qui braveront les interdits et
produiront, entre autres, des chants
démocratiques ou patriotiques (à la
gloire de la grande Révolution), mouvement
dont la Révolution de 1848 verra
l'apogée — et le Second Empire le
déclin, par l'organisation de la
répression dans tous les domaines qui lui
sont hostiles, la chanson n'y échappant pas.
[…]
À
l'origine les réunions se passaient entre
chansonniers partageant leurs créations et le
plaisir de chanter. Au fil du temps, surtout dans
les goguettes populaires de la monarchie de Juillet,
apparaîtront : le public, les instruments
d'accompagnement (piano, guitare) et
l'interprétation par des artistes quasiment
professionnels d'œuvres plus anciennes ou devenues
classiques, dont les auteurs ont parfois disparu ou
ont acquis une popularité telle que leurs
compositions pourront ainsi s'envoler de goguette en
goguette, voire de rue en rue par des chanteurs
s'accompagnant à la guitare, au violon,
à l'orgue de Barbarie, et colportant par la
même occasion de modestes cahiers de chansons
et complaintes à destination de leur public.
L’apparition des interprètes compromettra la
vieille goguette et ses pratiques musicales,
provoquant l'ouverture et le développement
des cafés chantants, puis des
cafés-concerts, préfigurations de nos
music-halls et de l'institution du show-biz avec ses
vedettes obsédées de spectaculaire,
ses trusts et ses coulisses. Les survivants purs et
durs de la goguette, conscients de la
dépossession qui en résultait
n'apprécieront pas ces évolutions dans
lesquelles ils verront venir, sinon la mort de la
chanson, du moins l'effacement de la conception
artisanale qu'ils en avaient et la montée du
mépris envers le public par l'étalage
d'une vulgarité industrielle flattant le
goût général de celui-ci pour le
laisser-aller et la flagornerie. […]
Ce mouvement des
goguettes ouvrières et des chanteurs des rues
a été la branche poétique et
chantante de la bohème artistique et
littéraire du XIXe siècle,
tout comme ceux du Caveau et des
cafés-concerts ont été, quoique
différemment, au cœur de la
société des plaisirs et du spectacle.
Leurs protagonistes sont aujourd'hui en
majorité totalement oubliés. […]
Plein Chant
|