N'oublions pas la
Goguette de Lepilleur, derrière le
théâtre de Belleville : elle était très
fréquentée et méritait de l'être. Le Samedi, c'était
Adolphe Devaut qui présidait. Homme aimable,
toujours mis à la dernière mode, chansonnier
médiocre et convaincu, Devaut crayonnait avec
beaucoup de chic. Une farce qu'il a répétée
plusieurs fois est celle-ci: Il vous dessinait sa
tête et la signait de la façon suivante : Voici
ma tête… Devaut.
On
venait là en fumant sa pipe. Quels
nuages de fumée, grands dieux ! Heureusement
que les gosiers des travailleurs qui fréquentaient
la goguette de Lepilleur n'étaient pas sujets à
l'enrouement. On y consommait du vin, de la bière…
et du café dans les moments de splendeur.
Ces
soirées étaient très gaies, on s'écoutait
avec plaisir et les chansons y étaient très
commentées : c'était l'école mutuelle de la
poésie. C'est là que Georges d'Ambly chanta pour la
première fois Chiquette et Chicot, les Deux
souliers jumeaux, et autres couplets de la
meilleure originalité, devenus populaires. Je
citerai parmi les auteurs qui se serraient la main
et trinquaient ensemble autour de ces tables de
bois : Évrard, Fréval, Bonneterre, Duchenne,
Mme Élie Deleschaux. On y voyait souvent Claude
Genoux, le remarquable auteur des Mémoires d'un
enfant de la Savoie, et de vigoureuses
chansons, qui devait s'enfoncer un couteau dans le
cœur quelques années plus tard.
Un
jour, dans une soirée donnée au bénéfice
d'un ami, parmi les attractions figurait un Concours
de poésie. Le premier prix était une médaille en
vermeil de la valeur de vingt francs. Les
goguettiers n'étaient pas habitués à des prix de
cette importance, aussi l'affluence des concurrents
était considérable. Il y en avait vingt-deux !
Après examen, grand embarras du jury ; quatre
chansons lui semblaient d'égale valeur. À laquelle
décerner le prix si convoité ? Voulez-vous m'en
croire, dit Évrard, l'un des jurés, eh bien, je sais
que la chanson qui a tel titre est de D…, il n'a
plus de bottes, donnons-lui la médaille, il la
vendra demain pour en acheter. La raison fut trouvée
indiscutable, D… eut le premier prix et ne se douta
guère que ses vers avaient été couronnés à propos de
bottes.
On
chantait aussi le dimanche chez Lepilleur.
Les réunions étaient plus « collet-monté »
que la veille. C'est Eugène Imbert qui présidait.
Nature rieuse, gouailleuse, critiquant à droite à
gauche, mais le sourire à la bouche, Imbert était
très aimé de son public. Il produisait alors au
moins une chanson par semaine, quelquefois plus.
C'est un lettré, ses chansons sont jolies et
littéraires, il en a fait de tous les genres, depuis
Il a neigé ce matin, jusqu'à la
Saint-propriétaire, dans laquelle se trouvent
ces deux vers :
On a vu pleurer des
gendarmes,
Un propriétaire jamais !
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Imbert
aimait à entendre chanter ses chansons,
aussi dès qu'un ami lui témoignait le désir d'en
posséder une désignée, le dimanche suivant il était
sûr de la recevoir copiée de la plus belle
calligraphie de son auteur ; il en a distribué
des centaines de la sorte.
Imbert
ne venait pas à la Goguette sans sa femme,
propagatrice ardente des chansons de son mari ;
elle n'en chantait pas d'autres. Elle était jeune,
joyeuse, d'un aspect très agréable et chantait avec
grâce ou entrain, selon le sujet de la chanson, mais
toujours avec goût. Sa voix était juste et son
timbre sympathique. Nulle diva de la Goguette
n'obtint autant de bravos que Mme Imbert.
La
soirée chantante était précédée d'un dîner
du modeste prix de 27 sous ! servi par
Lepilleur lui-même, mais les ouvriers
d'alors trouvaient que c'était beaucoup d'argent
pour un repas, et, comme je l'ai dit, on rencontrait
là plutôt un triage de Goguettiers que la Goguette.
Il est vrai qu'on était reçu au café, sans
avoir dîné.
Peu
d'auteurs fréquentaient
cette réunion. Quelquefois Henry Piaud, ou le rare
Carle Daniel s'y faisaient entendre, mais Imbert les
dominait de toute la hauteur de son talent et de sa
confiance en lui.
Imbert
a publié plusieurs
volumes de ses chansons, des articles biographiques,
des articles sur la Goguette et les Goguettiers. Il
a créé divers journaux littéraires, et il est
aujourd'hui président de la Lice chansonnière.
Il n'ira pas plus loin, la présidence de la Lice,
c'est le bâton de maréchal du Goguettier.
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