Éditions  PLEIN CHANT
Collection Gens singuliers


Un passage de l'Histoire de la goguette
par
Eugène BAILLET
(Paris, 4 septembre 1884)

ou

La Goguette comme si vous y étiez




« Extraits de
L'HISTOIRE DE LA GOGUETTE »
dans
La Goguette & les Goguettiers
par Eugène Imbert et alii
t. I, pp. 209-239.
Le passage cité se trouve pp. 234-237.

Collection « Gens singuliers »
Bassac Plein Chant 2013


N'oublions pas la Goguette de Lepilleur, derrière le théâtre de Belleville : elle était très fréquentée et méritait de l'être. Le Samedi, c'était Adolphe Devaut qui présidait. Homme aimable, toujours mis à la dernière mode, chansonnier médiocre et convaincu, Devaut crayonnait avec beaucoup de chic. Une farce qu'il a répétée plusieurs fois est celle-ci: Il vous dessinait sa tête et la signait de la façon suivante : Voici ma tête… Devaut.

On venait là en fumant sa pipe. Quels nuages de fumée, grands dieux ! Heureusement que les gosiers des travailleurs qui fréquentaient la goguette de Lepilleur n'étaient pas sujets à l'enrouement. On y consommait du vin, de la bière… et du café dans les moments de splendeur.

Ces soirées étaient très gaies, on s'écoutait avec plaisir et les chansons y étaient très commentées : c'était l'école mutuelle de la poésie. C'est là que Georges d'Ambly chanta pour la première fois Chiquette et Chicot, les Deux souliers jumeaux, et autres couplets de la meilleure originalité, devenus populaires. Je citerai parmi les auteurs qui se serraient la main et trinquaient ensemble autour de ces tables de bois : Évrard, Fréval, Bonneterre, Duchenne, Mme Élie Deleschaux. On y voyait souvent Claude Genoux, le remarquable auteur des Mémoires d'un enfant de la Savoie, et de vigoureuses chansons, qui devait s'enfoncer un couteau dans le cœur quelques années plus tard.

Un jour, dans une soirée donnée au bénéfice d'un ami, parmi les attractions figurait un Concours de poésie. Le premier prix était une médaille en vermeil de la valeur de vingt francs. Les goguettiers n'étaient pas habitués à des prix de cette importance, aussi l'affluence des concurrents était considérable. Il y en avait vingt-deux ! Après examen, grand embarras du jury ; quatre chansons lui semblaient d'égale valeur. À laquelle décerner le prix si convoité ? Voulez-vous m'en croire, dit Évrard, l'un des jurés, eh bien, je sais que la chanson qui a tel titre est de D…, il n'a plus de bottes, donnons-lui la médaille, il la vendra demain pour en acheter. La raison fut trouvée indiscutable, D… eut le premier prix et ne se douta guère que ses vers avaient été couronnés à propos de bottes.

On chantait aussi le dimanche chez Lepilleur. Les réunions étaient plus « collet-monté » que la veille. C'est Eugène Imbert qui présidait. Nature rieuse, gouailleuse, critiquant à droite à gauche, mais le sourire à la bouche, Imbert était très aimé de son public. Il produisait alors au moins une chanson par semaine, quelquefois plus. C'est un lettré, ses chansons sont jolies et littéraires, il en a fait de tous les genres, depuis Il a neigé ce matin, jusqu'à la Saint-propriétaire, dans laquelle se trouvent ces deux vers :

On a vu pleurer des gendarmes,
Un propriétaire jamais !

Imbert aimait à entendre chanter ses chansons, aussi dès qu'un ami lui témoignait le désir d'en posséder une désignée, le dimanche suivant il était sûr de la recevoir copiée de la plus belle calligraphie de son auteur ; il en a distribué des centaines de la sorte.

Imbert ne venait pas à la Goguette sans sa femme, propagatrice ardente des chansons de son mari ; elle n'en chantait pas d'autres. Elle était jeune, joyeuse, d'un aspect très agréable et chantait avec grâce ou entrain, selon le sujet de la chanson, mais toujours avec goût. Sa voix était juste et son timbre sympathique. Nulle diva de la Goguette n'obtint autant de bravos que Mme Imbert.

La soirée chantante était précédée d'un dîner du modeste prix de 27 sous ! servi par Lepilleur lui-même, mais les ouvriers d'alors trouvaient que c'était beaucoup d'argent pour un repas, et, comme je l'ai dit, on rencontrait là plutôt un triage de Goguettiers que la Goguette. Il est vrai qu'on était reçu au café, sans avoir dîné.

Peu d'auteurs fréquentaient cette réunion. Quelquefois Henry Piaud, ou le rare Carle Daniel s'y faisaient entendre, mais Imbert les dominait de toute la hauteur de son talent et de sa confiance en lui.

Imbert a publié plusieurs volumes de ses chansons, des articles biographiques, des articles sur la Goguette et les Goguettiers. Il a créé divers journaux littéraires, et il est aujourd'hui président de la Lice chansonnière. Il n'ira pas plus loin, la présidence de la Lice, c'est le bâton de maréchal du Goguettier.



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