De quelques ouvriers-poètes,
biographies et souvenirs
Réimprimé d'après l'édition unique de 1898
(pp. 13-15)
LETTRE AU COUSIN
LOUIS
[…] En 1840, la presse française ne
ressemblait en rien à celle
d'aujourd'hui ; on ne comptait pas les
journaux par centaines, oh non ! la
feuille à un sou n'existait pas et les
journaux libéraux s'occupaient peu des
questions ouvrières. Le National, la
Réforme, la Démocratie pacifique
avaient pour lecteurs leurs abonnés — la
vente au numéro était un mythe. C'étaient
les fervents du petit cénacle représenté par
chaque feuille.
Il fallut donc créer des organes spéciaux,
de là la naissance de l’Atelier et de la Ruche
populaire, journaux
exclusivement rédigés par des ouvriers. A
l’Atelier, cependant, la
direction avait à sa tête un ancien
médecin, homme de lettres, M. Buchez, qui
fut depuis représentant du peuple en 1848
et président de l'Assemblée Constituante.
M. Corbon, alors ouvrier sculpteur sur
ivoire, qui fut aussi représentant du
peuple en 1848, aujourd'hui sénateur
inamovible, était un des principaux
rédacteurs de l’Atelier. On ne signait
pas les articles, l'individualité était
absorbée par la collectivité. L'esprit du
journal, bien que foncièrement
républicain, était déiste et papiste.
A la Ruche populaire, fondée par le
saint‑simonien Vinçard, au
contraire, tous les articles étaient signés.
Ces publications étaient très lues par les
hommes d'esprit et de cœur qui
s'intéressaient aux revendications de la
classe laborieuse. Dans chaque numéro, il y
avait au moins une pièce de vers, œuvre d'un
ouvrier. C'est là que se sont
produits : Savinien Lapointe, le
cordonnier ; Gilland, le
serrurier ; Michel Roly, le
menuisier ; Barrillot,
l'imprimeur ; Claude Desbeaux, le
chapelier, et beaucoup d'autres.
Alors – en 1841 – Olinde Rodrigues, un des
fervents adeptes de 1'école
saint‑simonienne, eut l'idée de réunir les
poésies éparses des poètes‑travailleurs, et
de les publier en un joli volume, sous le
titre un peu prétentieux, mais juste au
fond, dit George Sand, de Poésies
sociales des ouvriers. La presse réactionnaire
bourgeoise jeta les hauts cris : eh
quoi ! des ouvriers, mais ils ne savent
pas lire ! et ils veulent écrire !
Oh non ! arrêtons l'invasion ! Et
des articles peu encourageants parurent dans
le Journal des Débats et dans la Revue
des Deux‑Mondes, sous les
signatures de MM. Lherminier et Cuvillier‑Fleury,
entre autres. On y épluchait les strophes
ligne par ligne, critiquant ici une faute de
syntaxe, là une rime un peu risquée, et
surtout la tendance des idées.
Mais,
dominant ce bourdonnement rageur, des voix
venant de plus haut criaient bravo et
encourageaient le mouvement intellectuel et
puissant qui se produisait dans la classe
ouvrière. Ces voix étaient celles de
Béranger, de Victor Hugo, de Lamartine, de
George Sand, d'Eugène Sue, de Léon Gozlan,
de Dumas père, d'Ortolan, etc.
[…]