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[…] nous constaterons que la vie
typographique, comme toute médaille, a son
revers, et que le monde des misères qui
viennent assaillir le pauvre typographe est
grand. Nous ne voulons, sans suivre aucun
ordre, exposer ici que les principales :
S'écrier ingénument lorsque l'auteur
est derrière vous : « Dieu !
Que cet ouvrage est bête ! »
Faire un bourdon au commencement d'un alinéa
de trois ou quatre cents lignes, comme il
s'en trouve dans les encyclopédies, œuvres
indigestes qui sont ordinairement le produit
d'un cerveau malade et fêlé, qui parlent de
tout, sur tout, avec cet aplomb qui ne
convient qu'à la sottise doublée de
l'ignorance.
Avoir plusieurs feuilles de vers à composer
et n'avoir pas de cadrats ; persister
dans l'idée que l'homme de conscience vous
en trouvera, se reposer sur cette idée toute
une semaine, et au bout de ce temps acquérir
la triste certitude que vous n'aurez jamais
de blancs pour faire les susdits vers, et
que votre compagnon, en faisant du
Saint-Plein que vous avez dédaigné, a gagné
le triple de vous.
Accepter un rôle dans une pièce sous le
prétexte de s'amuser, et être pendant tout
le temps de la représentation le point de
mire des brocards et des lazzis d'un public
composé exclusivement d'aimables confrères.
Idem. Et avoir dépensé dix ou quinze
francs pour placer commodément dans la
salle, en compagnie de ses parents, celle
que votre cœur adore.
Avoir la bonhomie, lorsque vous faites une
pièce de vers, de la confier à votre
compagnon.
La lui donner à lire, de façon qu'en votre
absence tout l'atelier en prend connaissance
et que, pendant un an et plus, vous
entendiez hurler à votre oreille le vers le
plus malsonnant de votre pièce, que les
drôles auront eu le bon esprit de découvrir.
Chercher du travail, et s'entendre
dire : « Si vous étiez venu dix
minutes plus tôt je vous embauchais ».
Entendre le même refrain dans toutes les
imprimeries où vous vous présentez.
Avoir de la copie et manquer de lettre.
Avoir de la lettre et manquer de copie.
Avoir de la lettre et de la copie et ne
pouvoir travailler, le maître imprimeur
ayant des doutes sur la solvabilité de
l'auteur.
Prendre une explication d'auteur placée en
marge pour une correction, et faire d'une
phrase qui devrait être ainsi :
« Je vois cet agréable lieu, ces bords
riants, cette terrasse… » la phrase
suivante : « Je vois cet agréable
lieu, – n'y aurait-il pas moyen de voir
quelque chose de plus propre ? – ces
bords riants, cette terrasse… »
[…]
Aller dans une imprimerie pour s'y faire
embaucher, faire descendre un ami qui
possède de l'influence dans cette maison
pour lui offrir un verre de vin, et
s'apercevoir, au moment de payer, qu'on n'a
pas le sou.
Être consulté par un auteur sur la valeur de
son ouvrage. Être pris à ce piège grossier
qu'il désire votre opinion franche, et lui
en faire la critique lorsqu'il attend des
éloges.
Sur la demande de son auteur, lire un
passage saillant d'un ouvrage dont on ne
comprend pas un mot, et finir par douter de
votre intelligence et par croire que vous
devenez fou.
Avoir dans sa copie un mot que l'on ne
connaît pas, et le chercher dans une foule
de dictionnaires en pure perte.
Faire une copie en songeant que la veille
vous avez composé quelque chose d'à peu près
semblable, et n'en acquérir la conviction
que lorsque vous êtes arrivé à la fin et que
votre metteur en pages vient vous
dire : « Quelle copie faites-vous
donc là ? j'ai retrouvé à ma place
celle que je vous ai donnée ce matin, et je
ne puis mettre la main sur celle que vous
avez terminée hier ».
Accepter de faire partie d'un déjeuner
sérieux et raisonné dans la persuasion de
faire une bonne banque, et le lendemain être
remercié par le prote que votre absence a
mécontenté.
Être correcteur, passer par hasard près
d'une mécanique et s'apercevoir qu'on a
imprimé une feuille avec une faute grossière
dans le titre.
Être appelé au bureau pour recevoir les
reproches d'un Monsieur qui vous impute
comme faute tous les changements que vous
avez fait subir à l'orthographe par trop
indépendante de son manuscrit et ne pouvoir
répondre, parce que le prote vous fait signe
des yeux de vous taire dans l'intérêt de la
maison.
[…]
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Notes extraites du glossaire-index de Martin du
Bourg
banque. La
paye de l'ouvrier typographe.
blanc.
Les blancs dans une page sont
constitués par toutes les parties non encrées:
espaces entre les mots, interlignes, cadratins
(alinéas), cadrats, garnitures, et se
traduisent pour le typographe par autant de
pièces de matière.
bourdon. Mot,
groupe de mots ou phrase oubliés dans la
composition, le plus souvent sautés entre deux
mots semblables sur la copie.
cadrat.
Pièce de matière, moins haute que les
caractères, destinée à matérialiser les blancs
dans les lignes courtes ou les tableaux. Il en
existe de différentes longueurs, surmultiples
du cadration. « Avoir
plusieurs feuilles de vers et manquer de
cadrats » : ne pas pouvoir
compléter les lignes de composition jusqu'à la
justification, avoir ainsi un travail inachevé
et intransportable.
conscience
(homme de). Le responsable
du matériel, en quelque sorte. Mais la
conscience est aussi l'ensemble des ouvriers
travaillant à l'heure ou à la journée. Et
encore l'endroit de l'atelier où ils
travaillent.
copie. « Tout
travail destiné à l'impression » .
prote. Le chef d'atelier.
Saint-Plein.
Composition sans problème, ne
demandant pas d'avoir à rechercher des
caractères différents (italiques ou gras,
par exemple, ou encore de titrage) ou des
lingots pour remplir les blancs (comme dans
la poésie).
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