Éditions  PLEIN CHANT
Collection Gens singuliers

Décembre Alonnier : Typographes & gens de lettres

   
Décembre Alonnier
(Joseph Décembre et Edmond Alonnier)
Nouvelle édition
enrichie d'illustrations & d'un glossaire-index,
par  Martin du Bourg
Bassac, Plein Chant,  2002
Collection Gens singuliers


(Pages 206-208)
Chapitre LI (extraits)


ALÉAS DU MÉTIER


  

[…] nous constaterons que la vie typographique, comme toute médaille, a son revers, et que le monde des misères qui viennent assaillir le pauvre typographe est grand. Nous ne voulons, sans suivre aucun ordre, exposer ici que les principales :
S'écrier ingénument lorsque l'auteur est derrière vous : « Dieu ! Que cet ouvrage est bête ! »

Faire un bourdon au commencement d'un alinéa de trois ou quatre cents lignes, comme il s'en trouve dans les encyclopédies, œuvres indigestes qui sont ordinairement le produit d'un cerveau malade et fêlé, qui parlent de tout, sur tout, avec cet aplomb qui ne convient qu'à la sottise doublée de l'ignorance.


Avoir plusieurs feuilles de vers à composer et n'avoir pas de cadrats ; persister dans l'idée que l'homme de conscience vous en trouvera, se reposer sur cette idée toute une semaine, et au bout de ce temps acquérir la triste certitude que vous n'aurez jamais de blancs pour faire les susdits vers, et que votre compagnon, en faisant du Saint-Plein que vous avez dédaigné, a gagné le triple de vous.


Accepter un rôle dans une pièce sous le prétexte de s'amuser, et être pendant tout le temps de la représentation le point de mire des brocards et des lazzis d'un public composé exclusivement d'aimables confrères.


Idem. Et avoir dépensé dix ou quinze francs pour placer commodément dans la salle, en compagnie de ses parents, celle que votre cœur adore.


Avoir la bonhomie, lorsque vous faites une pièce de vers, de la confier à votre compagnon.
La lui donner à lire, de façon qu'en votre absence tout l'atelier en prend connaissance et que, pendant un an et plus, vous entendiez hurler à votre oreille le vers le plus malsonnant de votre pièce, que les drôles auront eu le bon esprit de découvrir.


Chercher du travail, et s'entendre dire : « Si vous étiez venu dix minutes plus tôt je vous embauchais ».


Entendre le même refrain dans toutes les imprimeries où vous vous présentez.


Avoir de la copie et manquer de lettre.

Avoir de la lettre et manquer de copie.

Avoir de la lettre et de la copie et ne pouvoir travailler, le maître imprimeur ayant des doutes sur la solvabilité de l'auteur.


Prendre une explication d'auteur placée en marge pour une correction, et faire d'une phrase qui devrait être ainsi : « Je vois cet agréable lieu, ces bords riants, cette terrasse… » la phrase suivante : « Je vois cet agréable lieu, – n'y aurait-il pas moyen de voir quelque chose de plus propre ? – ces bords riants, cette terrasse… »


[…]

Aller dans une imprimerie pour s'y faire embaucher, faire descendre un ami qui possède de l'influence dans cette maison pour lui offrir un verre de vin, et s'apercevoir, au moment de payer, qu'on n'a pas le sou.


Être consulté par un auteur sur la valeur de son ouvrage. Être pris à ce piège grossier qu'il désire votre opinion franche, et lui en faire la critique lorsqu'il attend des éloges.


Sur la demande de son auteur, lire un passage saillant d'un ouvrage dont on ne comprend pas un mot, et finir par douter de votre intelligence et par croire que vous devenez fou.


Avoir dans sa copie un mot que l'on ne connaît pas, et le chercher dans une foule de dictionnaires en pure perte.


Faire une copie en songeant que la veille vous avez composé quelque chose d'à peu près semblable, et n'en acquérir la conviction que lorsque vous êtes arrivé à la fin et que votre metteur en pages vient vous dire : « Quelle copie faites-vous donc là ? j'ai retrouvé à ma place celle que je vous ai donnée ce matin, et je ne puis mettre la main sur celle que vous avez terminée hier ».


Accepter de faire partie d'un déjeuner sérieux et raisonné dans la persuasion de faire une bonne banque, et le lendemain être remercié par le prote que votre absence a mécontenté.


Être correcteur, passer par hasard près d'une mécanique et s'apercevoir qu'on a imprimé une feuille avec une faute grossière dans le titre.


Être appelé au bureau pour recevoir les reproches d'un Monsieur qui vous impute comme faute tous les changements que vous avez fait subir à l'orthographe par trop indépendante de son manuscrit et ne pouvoir répondre, parce que le prote vous fait signe des yeux de vous taire dans l'intérêt de la maison.


[…]




Notes extraites du glossaire-index de Martin du Bourg


banque. La paye de l'ouvrier typographe.
blanc. Les blancs dans une page sont constitués par toutes les parties non encrées: espaces entre les mots, interlignes, cadratins (alinéas), cadrats, garnitures, et se traduisent pour le typographe par autant de pièces de matière.
bourdon. Mot, groupe de mots ou phrase oubliés dans la composition, le plus souvent sautés entre deux mots semblables sur la copie.
cadrat. Pièce de matière, moins haute que les caractères, destinée à matérialiser les blancs dans les lignes courtes ou les tableaux. Il en existe de différentes longueurs, surmultiples du cadration. « Avoir plusieurs feuilles de vers et manquer de cadrats » : ne pas pouvoir compléter les lignes de composition jusqu'à la justification, avoir ainsi un travail inachevé et intransportable.
conscience (homme de). Le responsable du matériel, en quelque sorte. Mais la conscience est aussi l'ensemble des ouvriers travaillant à l'heure ou à la journée. Et encore l'endroit de l'atelier où ils travaillent.
copie. « Tout travail destiné à l'impression » .
prote.
Le chef d'atelier.

Saint-Plein. Composition sans problème, ne demandant pas d'avoir à rechercher des caractères différents (italiques ou gras, par exemple, ou encore de titrage) ou des lingots pour remplir les blancs (comme dans la poésie).

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