Charles Yriarte Paris grotesque
- Les célébrités de la rue (1864, 1868)
Réimprimé par Plein Chant en 1995 d'après
l'édition augmentée de 1868.
(Pages 74 et 75)
Le Mapah
(…)
D'une douceur évangélique, d'un fatalisme
et d'une abnégation sans limites, le malheureux Gannau
n'essayait pas de convertir par la force, il en appelait
à la conviction. Il avait dépouillé le vieil homme et
secoué la fange qui l'entourait. Il s'était transfiguré
et avait même abandonné son nom, ce nom vague, dont la
fonction se bornait à l'empêcher d'être confondu avec
quelque autre.
Il s'appela simplement Celui qui
fut Gannau.
La vie du Mapah est consignée dans des
brochures devenues aujourd'hui extrêmement rares et
publiées par le prophète du Mapah, Celui qui fut
Caillaux.
L'Arche de la Nouvelle Alliance est le nouvel évangile qui
raconte la passion de Gannau.
La religion que voulait fonder le Mapah avait pour principe
I'androgynisme. Il fusionnait le principe mâle et le
principe femelle ; il reconnaissait son union dans
toute la nature. Comme tel, il s'indignait de cette
absorption de la femme par I'homme, qui lui ordonne de
sacrifier son nom à celui qu'elle épouse.
La religion de Gannau s'appelait l'évadisme, et ce nom était bien
caractéristique, puisqu'il réunit les deux noms : Ève,
Adam. Lui-même s'était décerné le titre
de Mapah,
nom symbolique qui contient les deux premières syllabes
des mots latins pater et mater ; l'h est pour la forme, et cette
désinence originale donne à ce titre je ne sais quelle
tournure indienne.
Dans le système de Gannau, le fils devait à
sa naissance prendre un nom composé de la première ou
des deux premières syllabes du nom paternel, combinées
avec la dernière ou les deux dernières syllabes du nom
maternel.
Le Mapah
fit école, et ce temps, qui engendrait des prosélytes pour toute pensée ardente
et généreuse, et pour toute manifestation du génie ou de
la folie, trouva des sectaires fervents qui se
groupèrent autour de Gannau. Félix Pyat, l'auteur
dramatique et le représentant de la Montagne, était du
nombre ; Thoré, qui a joué un rôle pendant la
révolution de l848, et qui est encore aujourd'hui un de
nos meilleurs critiques d'art, fut aussi son disciple.
Je ne cite que les plus célèbres. Hetzel, qui, sous le
pseudonyme de Stahl, est un de nos écrivains
humouristiques les plus fins et les plus ingénieux, sans
être en aucune façon sectaire de l'évadisme, contribua
par pure obligeance à répandre cette doctrine, en
prêtant à Gannau le concours de sa publication.
Le temple était obscur, et les splendeurs
étaient tout intimes. On officiait, professait,
redigeait et sculptait (car la sculpture a joué un rôle
en tout ceci) dans un grand atelier, froid et triste,
situé dans un rez-de-chaussée de l'île Saint-Louis. C'est là que se réunissaient les disciples
autour du grabat du Mapah ; c'était l'île de Patmos
de cet illuminé, c'était son Sinaï.