Ayant
abandonné l'École normale supérieure
pour un modeste emploi de rédacteur à l'Hôtel de
Ville, le poète intimiste Marcel Martinet rencontre
peu avant 1914 deux groupes d'hommes à travers
lesquels il va pouvoir se déterminer et décider de la
voie nouvelle qui sera sienne pour toute sa vie :
d'un côté, les intellectuels socialisants de la revue
L'Effort de Jean-Richard Bloch marquent
définitivement le poète de leurs conceptions
unanimistes ; de l'autre, les militants ouvriers
de La Vie ouvrière de Pierre Monatte
l'éveillent au monde social et le forment pour la
lutte. Ce double réseau d'amitiés caractérise
parfaitement la personnalité de Martinet : si sa
vie et son œuvre ne furent animées que de la seule
certitude du socialisme – au sens le plus humaniste et
rigoureux du terme –, l'auteur des Temps maudits
a vécu envers la réflexion et l'action dans une sorte
de dualité avec lui-même, remettant sans cesse en
cause sa propre pensée et refusant d'énoncer jamais
pour vérité le produit de sa quête. Cela lui valut
parfois d'être traité d'intellectuel petit-bourgeois
par des politiques figés. C'est que, par sa foi
révolutionnaire très peu doctrinale, Martinet n'est
pas sans rappeler les socialistes du XIXe
siècle, et sa doctrine, pour autant qu'on parvienne à
la reconstituer à travers son œuvre publiée, tient
tout à la fois des théoriciens ouvriers de 1848 et de
Pelloutier, de Proudhon et de Marx, de Jaurès et de
Lénine. Il cherche ses sources chez ceux qui pensent
et chez ceux qui agissent, mais la qualité de l'action
(si humble soit-elle) prime toujours à ses yeux sur
celle d'une réflexion (si haute soit-elle) sans
ouverture sur l'action.
1914 et la « trahison
socialiste » jettent Martinet dans
l'action au côté des rares militants
internationalistes demeurés hostiles à la guerre. La
révolution russe, le jeune Parti communiste français,
la révolution allemande trouvent en lui un ardent
défenseur tandis qu'il prend, en 1921,
la direction de la page littéraire de L'Humanité.
En 1924, la maladie
l'éloigne de l'action, mais sa présence demeure vive
au sein du mouvement ouvrier. « Minoritaire de
gauche », séparé du parti communiste, il sera
l'un des premiers à dénoncer le stalinisme. Il sera
aussi du premier noyau d'intellectuels antifascistes
et restera jusqu'à sa mort proche du groupe de La
Révolution prolétarienne et du syndicalisme
révolutionnaire.
La
recherche d'une harmonie entre
l'organisation sociale et la création artistique se
place très tôt au premier rang de ses préoccupations,
et c'est dès 1913 qu'il
abordera le problème d'un « art
prolétarien ». En cela, l'influence des Réflexions
sur l'éducation d'Albert Thierry fut
déterminante. Celles-ci, avant d'être réunies dans le
volume dont Martinet écrira la préface […], avaient
paru en feuilleton dans La Vie ouvrière, et
Martinet y avait trouvé le schéma d'une organisation
ouvrière possible de l'éducation. Plus encore, il y
avait forgé une bonne partie de sa philosophie sociale
en y adoptant le principe du refus de parvenir,
refus qu'il mettra en pratique en s'opposant aux
hiérarchies, tant sociales que politiques ou
syndicales. Thierry y énonce encore le principe d'une
éducation de la classe ouvrière par le syndicalisme,
idée qui découle naturellement de celle d'un
enseignement mutuel alors prônée depuis un demi-siècle
dans les journaux ouvriers. En 1921,
la direction qu'il assume au quotidien communiste
permet à Martinet d'aborder enfin cette question et de
propager, de prolonger ainsi les Réflexions de
Thierry - disparu à trente-quatre ans dans les
premiers mois de la « Grande Guerre » – au
sein du prolétariat français. Pour cela, il écrit les
articles qui forment la seconde partie du présent
ouvrage, celle où la théorie et la pratique sont le
plus intimement mêlées :
Martinet écrivit ces lignes pour des militants.
En 1935, au moment
où il reprend ses articles de 1921,
on débat un peu partout et depuis quelque temps déjà
des problèmes de la littérature prolétarienne, on
parle de culture, de maisons de la culture, de maisons
du peuple, de théâtre populaire et d'agitation ;
le parti communiste ouvre des écoles, des cercles
d'études d'ouvriers chrétiens se fondent. Martinet,
qui croit profondément que « l'émancipation des
travailleurs sera l'œuvre des travailleurs
eux-mêmes », brosse en tête de son livre un
tableau des nécessités, des idées et des faits tendant
vers la réalisation de ce but. Il reprend toute la
question à zéro afin de montrer comment l'émancipation
de la classe ouvrière ne peut passer que par la
redécouverte de sa propre identité, identité déformée,
gommée par la culture de la classe dominante :
cette redécouverte ne saurait se faire à la base
autrement qu'à travers une culture propre,
c'est-à-dire une éducation et une connaissance prenant
sève dans la vie du groupe social. Et il éclaire sa
démonstration des exemples placés dans la troisième
partie du livre, liant ainsi, comme il tient toujours
à le faire, la théorie et la pratique, l'idéal et la
vie, et donnant aux choses leurs plus justes dimensions,
leurs dimensions possibles.
Marcel
Martinet a été l'un des intellectuels
socialistes les plus proches de la classe ouvrière,
des théoriciens ouvriers et de leur tradition de
pensée. Il a réglé son pas sur les siens et vu en elle
autre chose qu'un bloc fermé : une multitude de
visages et d'individualités dont la projection forme
une masse vivante et ouverte sur un monde qui lui est
refusé. « Ose être toi », conclut-il l'un de
ses textes essentiels intitulé Contre le courant.
« Ose le demeurer » est la pensée implicite
à toute son œuvre, tant littéraire qu'éducative. C'est
encore des théoriciens ouvriers qu'il tient l'idée de
la nécessité absolue de la lecture comme moyen de
formation de la conscience individuelle et de la
conscience de classe. Et c'est des militants qu'il
tient l'exemple du refus de parvenir qui l'a fait
demeurer dans le rang l'obscur instituteur du peuple
qu'il a voulu être.
La
réédition de ce livre, en même temps
que le rappel d'une action méconnue mais riche
d'enseignements, est un hommage au groupe qui l'a
nourrie de sa pensée et de sa vie : celui de La
Vie ouvrière et de La Révolution
prolétarienne, celui de Pierre Monatte, Alfred
Rosmer, Maurice Cbambelland, Victor Serge, celui enfin
de la Librairie du travail qui diffusa le livre au
sein de la classe ouvrière par les soins dévoués de
Marcel Hasfeld.
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