Éditions  PLEIN CHANT

  
   Note d'Edmond Thomas pour l'édition  de 1976  
de   

Marcel Martinet
Culture prolétarienne




Ayant abandonné l'École normale supérieure pour un modeste emploi de rédacteur à l'Hôtel de Ville, le poète intimiste Marcel Martinet rencontre peu avant 1914 deux groupes d'hommes à travers lesquels il va pouvoir se déterminer et décider de la voie nouvelle qui sera sienne pour toute sa vie : d'un côté, les intellectuels socialisants de la revue L'Effort de Jean-Richard Bloch marquent définitivement le poète de leurs conceptions unanimistes ; de l'autre, les militants ouvriers de La Vie ouvrière de Pierre Monatte l'éveillent au monde social et le forment pour la lutte. Ce double réseau d'amitiés caractérise parfaitement la personnalité de Martinet : si sa vie et son œuvre ne furent animées que de la seule certitude du socialisme – au sens le plus humaniste et rigoureux du terme –, l'auteur des Temps maudits a vécu envers la réflexion et l'action dans une sorte de dualité avec lui-même, remettant sans cesse en cause sa propre pensée et refusant d'énoncer jamais pour vérité le produit de sa quête. Cela lui valut parfois d'être traité d'intellectuel petit-bourgeois par des politiques figés. C'est que, par sa foi révolutionnaire très peu doctrinale, Martinet n'est pas sans rappeler les socialistes du XIXe siècle, et sa doctrine, pour autant qu'on parvienne à la reconstituer à travers son œuvre publiée, tient tout à la fois des théoriciens ouvriers de 1848 et de Pelloutier, de Proudhon et de Marx, de Jaurès et de Lénine. Il cherche ses sources chez ceux qui pensent et chez ceux qui agissent, mais la qualité de l'action (si humble soit-elle) prime toujours à ses yeux sur celle d'une réflexion (si haute soit-elle) sans ouverture sur l'action.

1914 et la « trahison socialiste » jettent Martinet dans l'action au côté des rares militants internationalistes demeurés hostiles à la guerre. La révolution russe, le jeune Parti communiste français, la révolution allemande trouvent en lui un ardent défenseur tandis qu'il prend, en 1921, la direction de la page littéraire de L'Humanité. En 1924, la maladie l'éloigne de l'action, mais sa présence demeure vive au sein du mouvement ouvrier. « Minoritaire de gauche », séparé du parti communiste, il sera l'un des premiers à dénoncer le stalinisme. Il sera aussi du premier noyau d'intellectuels antifascistes et restera jusqu'à sa mort proche du groupe de La Révolution prolétarienne et du syndicalisme révolutionnaire.

La recherche d'une harmonie entre l'organisation sociale et la création artistique se place très tôt au premier rang de ses préoccupations, et c'est dès 1913 qu'il abordera le problème d'un « art prolétarien ». En cela, l'influence des Réflexions sur l'éducation d'Albert Thierry fut déterminante. Celles-ci, avant d'être réunies dans le volume dont Martinet écrira la préface […], avaient paru en feuilleton dans La Vie ouvrière, et Martinet y avait trouvé le schéma d'une organisation ouvrière possible de l'éducation. Plus encore, il y avait forgé une bonne partie de sa philosophie sociale en y adoptant le principe du refus de parvenir, refus qu'il mettra en pratique en s'opposant aux hiérarchies, tant sociales que politiques ou syndicales. Thierry y énonce encore le principe d'une éducation de la classe ouvrière par le syndicalisme, idée qui découle naturellement de celle d'un enseignement mutuel alors prônée depuis un demi-siècle dans les journaux ouvriers. En 1921, la direction qu'il assume au quotidien communiste permet à Martinet d'aborder enfin cette question et de propager, de prolonger ainsi les Réflexions de Thierry - disparu à trente-quatre ans dans les premiers mois de la « Grande Guerre » – au sein du prolétariat français. Pour cela, il écrit les articles qui forment la seconde partie du présent ouvrage, celle où la théorie et la pratique sont le plus intimement mêlées : Martinet écrivit ces lignes pour des militants.

En 1935, au moment où il reprend ses articles de 1921, on débat un peu partout et depuis quelque temps déjà des problèmes de la littérature prolétarienne, on parle de culture, de maisons de la culture, de maisons du peuple, de théâtre populaire et d'agitation ; le parti communiste ouvre des écoles, des cercles d'études d'ouvriers chrétiens se fondent. Martinet, qui croit profondément que « l'émancipation des travailleurs sera l'œuvre des travailleurs eux-mêmes », brosse en tête de son livre un tableau des nécessités, des idées et des faits tendant vers la réalisation de ce but. Il reprend toute la question à zéro afin de montrer comment l'émancipation de la classe ouvrière ne peut passer que par la redécouverte de sa propre identité, identité déformée, gommée par la culture de la classe dominante : cette redécouverte ne saurait se faire à la base autrement qu'à travers une culture propre, c'est-à-dire une éducation et une connaissance prenant sève dans la vie du groupe social. Et il éclaire sa démonstration des exemples placés dans la troisième partie du livre, liant ainsi, comme il tient toujours à le faire, la théorie et la pratique, l'idéal et la vie, et donnant aux choses leurs plus justes dimensions, leurs dimensions possibles.

Marcel Martinet a été l'un des intellectuels socialistes les plus proches de la classe ouvrière, des théoriciens ouvriers et de leur tradition de pensée. Il a réglé son pas sur les siens et vu en elle autre chose qu'un bloc fermé : une multitude de visages et d'individualités dont la projection forme une masse vivante et ouverte sur un monde qui lui est refusé. « Ose être toi », conclut-il l'un de ses textes essentiels intitulé Contre le courant. « Ose le demeurer » est la pensée implicite à toute son œuvre, tant littéraire qu'éducative. C'est encore des théoriciens ouvriers qu'il tient l'idée de la nécessité absolue de la lecture comme moyen de formation de la conscience individuelle et de la conscience de classe. Et c'est des militants qu'il tient l'exemple du refus de parvenir qui l'a fait demeurer dans le rang l'obscur instituteur du peuple qu'il a voulu être.

La réédition de ce livre, en même temps que le rappel d'une action méconnue mais riche d'enseignements, est un hommage au groupe qui l'a nourrie de sa pensée et de sa vie : celui de La Vie ouvrière et de La Révolution prolétarienne, celui de Pierre Monatte, Alfred Rosmer, Maurice Cbambelland, Victor Serge, celui enfin de la Librairie du travail qui diffusa le livre au sein de la classe ouvrière par les soins dévoués de Marcel Hasfeld.

 



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