Éditions  PLEIN CHANT

Joël Cornuault : André Breton & Sant-Cirq-Lapopie (extraits)

Joël Cornuault
André Breton & Saint-Cirq-Lapopie
La Font secrète
Bassac, Plein Chant. 2e tirage 2005
 

   

Page 30 puis pages 35 et suivantes.



À Saint-Cirq-Lapopie, l'auteur de Nadja aimait s'attabler avec ses proches à la terrasse du café du village – « c'est le rite de six heures », se souvient Jean Malrieu qui fut l'un de ses guides locaux, et avait profondément intériorisé cette région, ses paysages, son histoire et sa civilisation, et les transforma en œuvres liées, inséparablement, à son ambiance, dans une forte tonalité occitanienne.

Pour l'essentiel, je crois qu'André Breton chercha sur place à retrouver ses repères, sans pouvoir transplanter à la campagne ses pratiques et ses attentes habituelles de la ville, où le flâneur explore dans son errance un espace public ; espère toujours de l'Autre, espère de ses rencontres ; quête dans l'aventure urbaine et son mobilier de places, d'enseignes, de statues, sa provision de chocs et de surprises.

Tandis qu'ici l'univers des rues, si cher à Breton depuis l'enfance, est quasiment inexistant. On ne trouve pas de mannequins aux vitrines, et aucun Adget n'est revenu les capturer dans son objectif. Il faut s'éclairer aux réverbères des astres. Le chêne ne ferme ni n'ouvre son éventaire soir et matin. Sur le seuil des maisons, ou sitôt les portes du village franchies, la solitude végétale commence. Règnent une immobilité, un silence, presque douloureux.
On peut tenter de vivre pleinement de tels lieux. Mais autrement.
[…]
Il serait […] vain d'attendre de lui, (ou de ses invités aussi bien), qu'il s'attarde devant Saint-Cirq-Lapopie à dépeindre quelque « panorama », quelque joli tableau que ce soit.
Pour approcher la poésie du lieu, il a bien plutôt recours à une comparaison : Saint-Cirq au premier contact devient une fleur, et des plus intensément symboliques de régénération et d'amour, une « rose », dont on sait qu'elle figure chez Dante au dixième ciel du Paradis. Le paysage « réel », terrestre, disparaît ; l'analogie remplace la géographie.
Les paysages d'élection d'André Breton, en effet, proches comme Saint-Cirq, ou lointains, à Tenerife, au Mexique, en Gaspésie, ne sont jamais essentiellement prisés pour eux-mêmes. Je veux dire pour la beauté immédiate et formelle de leur relief, de leur flore ou de leur faune, mais en fonction de ce qu'ils rappellent, ou révèlent à l'imagination, au sens vague de l'expression.
 […] S'il ne me paraît pas téméraire de faire un parallèle entre la phrase dans laquelle Breton, admirant Saint-Cirq, dit « ouvrir la fenêtre sur Les Très Riches Heures » de celle où il affirme, dans Le Dialogue créole : « Où que nous soyions condamnés à vivre, nous ne sommes, du reste, pas totalement limités au paysage de notre fenêtre : il y a l'illustration des livres d'enfance, où se puisent tant de souvenirs visuels à peine moins réels que les autres. »
À quoi assisterait-il alors quand il embrasse du regard Saint-Cirq-Lapopie ? À l'actualisation géographique et anonyme des illustrations qui font rêver les enfants baudelairiens sur la page de leur livre.
En présence d'un lieu, habité ou non, Breton cite, renvoie à d'autres paroles, provoque des rapprochements artistiques et historiques, destinés à lui épargner toute narration pittoresque. Rimbaud et Limbourg jouent ainsi pour le village du Lot un rôle comparable à celui que tiennent les photographies et les documents dans Nadja. Pour Breton, un paysage n'est pas une réalité d'ordre géographique qu'il faudrait traduire dans la sincérité du travail et du rendu littéraire (avec l'espoir de réduire l'écart entre la perception et l'expression). C'est un cryptogramme, un message venu de temps immémoriaux, chargé de lui révéler, comme ces pierres talismaniques ramassées près d'Arcambal, des richesses enfouies, dissimulées, refoulées, voire réprimées par la civilisation – à Saint-Cirq-Lapopie, il s'agirait de retrouver, sous l'histoire du pays d'oc, maudite finalement, la « couche gauloise », plus profonde encore.
 

 
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