Éditions  PLEIN CHANT

Jean-Benoît Thirion : Le Théâtre Gémir (extrait)

Jean-Benoît Thirion
Le Théâtre Gémir
Bassac, Plein Chant,  1986
La Font Secrète


   
(Page 11)

Le grand art funambulistique



J'y croyais sans y croire. On ne l'avait jamais vu. Sur nos têtes, là-haut, chaque jour, paraît-il, il déambulait tranquille sur son fil tendu. Entre ciel et silence. Caressant de son souffle sportif le ventre des nuages.
Des vacances entières je fouillais dans le bleu, dans le gris, à sa recherche. En vain. On le disait funambule, équilibriste, mais aucune lunette, aucun télescope de mes amis ne pouvait se vanter de l'avoir piégé ne serait-ce qu'une fois, rien qu'une fois, dans les blandices de sa loupe. Caméléon aérien, il savait ne nous montrer qu'un cul d'étoile ou un grand pied de nez de soleil. Etait-il homme, femme ou oiseau ? Qu'est-ce qu'on en savait ?
Plus l'on draguait le ciel, plus nos yeux se gelaient.
De regard las, il m'arriva de baisser le nez et tout ce qui l'accompagne. C'était le coup de pouce de la chance qui m'avait fait flancher, car l'incroyable voulut que je bute dans la perche elle-même de mon idole. Le grand guidon des airs, usé seulement aux deux endroits de la pression des paumes, m'appartenait. Incroyable. Et mes mains à moi épousaient parfaitement les empreintes de l'équilibriste déchu. Car il était tombé, n'est-ce pas ? Il ne pouvait qu'être tombé, quelque part en campagne, son corps là-bas, et sa perche dans ma vie.
C'est horrible à dire, j'étais joyeux que les nues se soient dérobées sous ses pieds. Et puis c'est vrai, les dieux sont faits pour choir, sinon à quoi bon un ciel réversible ?
Ma trouvaille, la relique, je l'ai gardée pour moi tout seul. Et depuis, avec, en secret, je m'entraîne au grand art funambulistique. J'avance, pas à pas, dans mes jours, sans précipitation, et sans aller bien loin, il est vrai. Pour tout dire, je tourne en rond dans mon séjour. Aucune porte n'est assez large pour s'offrir à ma nouvelle envergure. Je me cogne et me recogne. Les murs s'amusent à me baiser. Je brise des lumières. J'éventre les images. J'épouvante le décor. Et c'est tant pis, et c'est tant mieux. Je suis trop loin de me sentir prêt à marcher sur des traces sans fond.


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