Éditions  PLEIN CHANT

Jean-Benoît Thirion : Un conte extrait des Contes de l'échiquier


Jean-Benoît Thirion
Contes de l'échiquier
Bassac, Plein Chant, 1988
La tête reposée


Note

Les douze contes de ce recueil qui ont, comme le titre l'annonce, une relation au jeu d'échecs, sont écrits, consacrés chacun à un pays, selon le style du pays choisi ; on voyage ainsi en Chine, au Japon, en Perse (Iran), à Bagdad (Irak), en Irlande, en France, au Canada, en Océanie, au Yddishland (Israël), aux États-Unis, en U.R.S.S. (Russie).

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Dans les prisons de Bagdad


  

Dans les prisons de Bagdad, un prisonnier interrompit sa partie d'échecs, pour raconter à son adversaire et camarade de cachot l'histoire suivante : Un calife s'ennuyait dans son palais. Il en avait assez de l'opulence et du parfait bonheur. Il consulta ses astrologues ; ils prédirent tous à l'unisson : pas la moindre infortune en vue, Illustrissime, ce n'est pas dans cette vie que vous vous foulerez la cheville. Le calife fit couper la tête à tous ces inutiles prophètes de trop bon augure et ordonna aux femmes de son harem qu'elles le fissent pleurer chaque nuit avec des histoires tristes. Comme chaque matin retrouvait le calife de bonne humeur, les épouses furent répudiées, c'est-à-dire jetées à la concupiscence des conseillers et subirent des sorts peu enviables pour n'avoir pu satisfaire à la sinistre demande de leur maître. Puisque c'est comme ça, tempêta le calife, je m'en vais prendre moi-même le crocodile par les poignées !

Il décida ainsi que chaque jour, à la tombée du soir, on le conduirait, lui le calife déguisé en mendiant, dans ses propres prisons et qu'on l'y laisserait jusqu'à l'aube du lendemain, avec interdiction la nuit de céder à ses suppliques. Pas de traitement de faveur pour lui : il voulait les mêmes chaînes, les mêmes coups de fouet, le même régime de châtiments que pour les autres condamnés, y compris l'abominable supplice de la chatouille dans les trous de nez avec un poil de chèvre. Au matin, tout rentrerait dans l'ordre : le calife regagnerait son palais pour y jouir de mémoire des douleurs et des affres de sa vie nocturne. Parfait ; on pouvait commencer. Dix gardes se jetèrent sur le calife, le dépouillèrent de ses attributs royaux et lui déchirèrent ses sous-vêtements, puis ils le conduisirent sans ménagement au troisième sous-sol de la ville de Bagdad, la perle de l'Orient ; là, on le pousse à la trappe, pif-paf : bonne nuit, Imbécillissime ! et notre bon souvenir à la racaille !

Au grand étonnement du calife, point de ténèbres dans ses prisons : la lumière se la coulait douce entre geôliers et détenus. On y voyait comme au grand jour grâce à ces petits bouts de dehors que chaque condamné avait apportés avec lui lors de son incarcération. Les geôliers distribuaient ici ou là des giclées de leur chat à six, neuf ou douze queues ; on se tordait, on geignait pour la forme : l'habituelle routine. Le calife voulut sa part. L'arrière-train de son auguste personne goûta donc pour la première fois aux délices de la lacération. Il fallut toutefois au calife un certain temps pour s'en remettre. Quand il put à nouveau marcher sans trop souffrir, il fit le tour de sa cellule. Dans un coin, deux prisonniers disputaient une partie d'échecs sur un plateau de fortune, avec des cailloux de diverses grosseurs pour figurer les pièces. Le premier joueur était nu, mais tatoué de haut en bas. Son corps fourmillait de dessins, pour la plupart géométriques, et qui s'avérèrent en fait être le tracé continu d'une minuscule calligraphie. Toute la vie de cet homme pouvait se lire sur son corps. Le visage du second joueur arborait une double bouche. Sa lèvre inférieure fendue et sertie d'une rangée de gravillons blancs, comme autant de dents, trompait quiconque n'y regardait pas à deux fois et d'assez près pour s'apercevoir de l'artifice.

Le premier joueur déplaça son vizir d'une case et tendit son bras gauche. Double-bouche se pencha dessus. À voix haute, il déchiffra sur la page de chair un épisode de la vie du tatoué. Celui-ci, calife qui s'embêtait dans son palais, était descendu incognito dans ses propres prisons. Ses gens avaient ordre de venir le chercher à l'aube ; or, personne ne vint ; il eut beau supplier, il dut se résoudre à partager l'horrible destinée des malheureux qu'il avait lui-même condamnés, et ce jusqu'à sa mort. Cette lecture occasionna au calife en activité un certain frisson d'angoisse mélangé de plaisir. Se pourrait-il que ses gens l'abandonnent également ? Oh, que c'est excitant pensa-t-il, je vais mourir d'inquiétude jusqu'aux premières lueurs de l'aube.

Quand Double-bouche eut reposé son char au milieu de l'échiquier, ce fut son tour de parler, puisqu'il avait été décidé que chaque coup de la partie serait l'occasion d'une histoire. Lui aussi avait été calife et lui aussi s'était fait emprisonner une nuit, afin de bousculer un peu son oisive et luxueuse existence. Dans sa cellule, deux individus jouaient aux échecs et se racontaient des histoires entre les coups. À la fin de la partie, le vainqueur étrangla le vaincu, sans que celui-ci se défendît, car tel était l'enjeu à payer en cas de défaite. Double-bouche, qui appréciait grandement les échecs, se proposa en remplacement du mort, mais, comme il ne voulait pas être étranglé, il avoua sa véritable identité et proposa la mise suivante : il perdait, l'autre devenait calife à sa place durant toute la journée du lendemain. Affaire conclue. Au terme d'une partie qui dura la nuit, l'autre mata le calife et c'est lui qu'on libéra à l'heure du coq. Le soir, le joueur d'échecs ne réapparut pas. Comme le calife s'en plaignit auprès des geôliers, leur révélant tout, il se reçut le baiser de cimeterre qui lui coupa la lèvre.

La main d'écriture de l'homme tatoué souleva et déposa un éléphant. La main demeura au-dessus de l'échiquier; l'autre main vint l'y rejoindre. Double-bouche commença à lire, mais les mains se dérobèrent et épousèrent son cou. Quand Double-bouche fut gisant sur la pierre, l'homme tatoué se tourna vers un calife plus tremblant que la graisse de la bosse du dromadaire pendant la course. Bien qu'à distance, le calife pouvait lire dans les yeux du joueur, comme si c'était écrit : j'ai mis échec et mat mon adversaire ; ne veux-tu pas prendre sa place ?

Le calife jouait trop mal aux échecs pour accepter le défi. Il préféra s'enfuir et patienter sous la trappe, pleurant, gémissant et priant Allah pour que le jour se dépêchât de dérouler son échelle de corde.

L'autre joueur, prisonnier également, mangea un soldat avec un des siens et commença à conter une nouvelle histoire.

 


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