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Dans les prisons de
Bagdad, un prisonnier interrompit sa
partie d'échecs, pour raconter à son adversaire et
camarade de cachot
l'histoire suivante : Un calife s'ennuyait
dans son palais. Il en avait
assez de l'opulence et du parfait bonheur. Il
consulta ses astrologues ;
ils prédirent tous à l'unisson : pas la
moindre infortune en vue,
Illustrissime, ce n'est pas dans cette vie que
vous vous foulerez la cheville.
Le calife fit couper la tête à tous ces inutiles
prophètes de trop bon augure
et ordonna aux femmes de son harem qu'elles le
fissent pleurer chaque nuit avec
des histoires tristes. Comme chaque matin
retrouvait le calife de bonne humeur,
les épouses furent répudiées, c'est-à-dire jetées
à la concupiscence des
conseillers et subirent des sorts peu enviables
pour n'avoir pu satisfaire à la
sinistre demande de leur maître. Puisque c'est
comme ça, tempêta le calife, je
m'en vais prendre moi-même le crocodile par les
poignées !
Il décida ainsi que
chaque jour, à la tombée du soir, on le
conduirait, lui le calife déguisé en mendiant,
dans ses propres prisons et
qu'on l'y laisserait jusqu'à l'aube du lendemain,
avec interdiction la nuit de
céder à ses suppliques. Pas de traitement de
faveur pour lui : il voulait
les mêmes chaînes, les mêmes coups de fouet, le
même régime de châtiments que
pour les autres condamnés, y compris l'abominable
supplice de la chatouille
dans les trous de nez avec un poil de chèvre. Au
matin, tout rentrerait dans
l'ordre : le calife regagnerait son palais
pour y jouir de mémoire des douleurs
et des affres de sa vie nocturne. Parfait ;
on pouvait commencer. Dix
gardes se jetèrent sur le calife, le dépouillèrent
de ses attributs royaux et
lui déchirèrent ses sous-vêtements, puis ils le
conduisirent sans ménagement au
troisième sous-sol de la ville de Bagdad, la perle
de l'Orient ; là, on le
pousse à la trappe, pif-paf : bonne nuit,
Imbécillissime ! et notre
bon souvenir à la racaille !
Au grand étonnement du
calife, point de ténèbres dans ses
prisons : la lumière se la coulait douce
entre geôliers et détenus. On y
voyait comme au grand jour grâce à ces petits
bouts de dehors que chaque
condamné avait apportés avec lui lors de son
incarcération. Les geôliers
distribuaient ici ou là des giclées de leur chat à
six, neuf ou douze queues ;
on se tordait, on geignait pour la forme :
l'habituelle routine. Le calife
voulut sa part. L'arrière-train de son auguste
personne goûta donc pour la
première fois aux délices de la lacération. Il
fallut toutefois au calife un
certain temps pour s'en remettre. Quand il put à
nouveau marcher sans trop
souffrir, il fit le tour de sa cellule. Dans un
coin, deux prisonniers
disputaient une partie d'échecs sur un plateau de
fortune, avec des cailloux de
diverses grosseurs pour figurer les pièces. Le
premier joueur était nu, mais
tatoué de haut en bas. Son corps fourmillait de
dessins, pour la plupart
géométriques, et qui s'avérèrent en fait être le
tracé continu d'une minuscule
calligraphie. Toute la vie de cet homme pouvait se
lire sur son corps. Le
visage du second joueur arborait une double
bouche. Sa lèvre inférieure fendue
et sertie d'une rangée de gravillons blancs, comme
autant de dents, trompait
quiconque n'y regardait pas à deux fois et d'assez
près pour s'apercevoir de
l'artifice.
Le premier joueur déplaça
son vizir d'une case et tendit son
bras gauche. Double-bouche se pencha dessus. À
voix haute, il déchiffra sur la
page de chair un épisode de la vie du tatoué.
Celui-ci, calife qui s'embêtait
dans son palais, était descendu incognito dans ses
propres prisons. Ses gens
avaient ordre de venir le chercher à l'aube ;
or, personne ne vint ;
il eut beau supplier, il dut se résoudre à
partager l'horrible destinée des
malheureux qu'il avait lui-même condamnés, et ce
jusqu'à sa mort. Cette lecture
occasionna au calife en activité un certain
frisson d'angoisse mélangé de
plaisir. Se pourrait-il que ses gens l'abandonnent
également ? Oh, que
c'est excitant pensa-t-il, je vais mourir
d'inquiétude jusqu'aux premières
lueurs de l'aube.
Quand Double-bouche eut
reposé son char au milieu de
l'échiquier, ce fut son tour de parler, puisqu'il
avait été décidé que chaque
coup de la partie serait l'occasion d'une
histoire. Lui aussi avait été calife
et lui aussi s'était fait emprisonner une nuit,
afin de bousculer un peu son
oisive et luxueuse existence. Dans sa cellule,
deux individus jouaient aux
échecs et se racontaient des histoires entre les
coups. À la fin de la partie,
le vainqueur étrangla le vaincu, sans que celui-ci
se défendît, car tel était
l'enjeu à payer en cas de défaite. Double-bouche,
qui appréciait grandement les
échecs, se proposa en remplacement du mort, mais,
comme il ne voulait pas être
étranglé, il avoua sa véritable identité et
proposa la mise suivante : il
perdait, l'autre devenait calife à sa place durant
toute la journée du
lendemain. Affaire conclue. Au terme d'une partie
qui dura la nuit, l'autre
mata le calife et c'est lui qu'on libéra à l'heure
du coq. Le soir, le joueur
d'échecs ne réapparut pas. Comme le calife s'en
plaignit auprès des geôliers,
leur révélant tout, il se reçut le baiser de
cimeterre qui lui coupa la lèvre.
La main d'écriture de
l'homme tatoué souleva et déposa un
éléphant. La main demeura au-dessus de
l'échiquier; l'autre main vint l'y
rejoindre. Double-bouche commença à lire, mais les
mains se dérobèrent et
épousèrent son cou. Quand Double-bouche fut gisant
sur la pierre, l'homme
tatoué se tourna vers un calife plus tremblant que
la graisse de la bosse du
dromadaire pendant la course. Bien qu'à distance,
le calife pouvait lire dans
les yeux du joueur, comme si c'était écrit :
j'ai mis échec et mat mon
adversaire ; ne veux-tu pas prendre sa
place ?
Le calife jouait trop mal
aux échecs pour accepter le défi.
Il préféra s'enfuir et patienter sous la trappe,
pleurant, gémissant et priant
Allah pour que le jour se dépêchât de dérouler son
échelle de corde.
L'autre joueur,
prisonnier également, mangea un soldat avec
un des siens et commença à conter une nouvelle
histoire.
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