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Dans les jours qui suivirent je
m'amusai à l'installer chez moi, il eut une
chambre à côté de la mienne, je lui montrai le
jardin. Je le fis asseoir près de moi sur les
bancs que j'aime. Ce furent des heures très
douces. Les pesants feuillages de mai
bruissaient à leurs branches, une odeur délicate
s'en échappait, exaltante, un peu amère. Nous
restions longtemps sans rien faire et sans rien
dire. Plus rien ne dérangeait la merveilleuse
respiration des prés et des forêts. Quelquefois
je regardais autour de moi, comme on se retourne
dans le sommeil. Je croyais avoir rêvé qu'ils
étaient tous partis. Mais ils se tenaient
seulement à distance. J'en voyais plusieurs qui
passaient près du ruisseau, à contre-jour
derrière la haie. D'autres s'accrochaient du
bras à l'aubépine. Quand ils s'aperçurent que je
les observais, ils s'enfuirent et les plus
proches me jetèrent des pierres à la hâte, sans
s'arrêter. Je haussai les épaules. M'étant un
peu penché de côté, je m'appuyais de la tête et
du bras au tronc lisse d'un hêtre énorme dont
les branches retombaient loin devant nous avec
leur balancement paisible. Le soir venait ;
je tournai lentement mes yeux vers Azraël. Il
était assis les bras sur les genoux, les mains à
moitié ouvertes, dans une pose abandonnée, avec
ce charme délicat que la paresse ajoute au
repos. Son visage luisait à la dernière lumière
du jour comme luit vaguement un étang au loin,
de l'eau calme. Je lui touchai le coude et nous
rentrâmes lentement en nous arrêtant de temps en
temps sous un arbre où l'air restait tiède et
chaque fois parfumé d'une essence particulière,
merisier mûrissant ses colliers de cerises,
bouleau dont l'écorce fait songer comme la fleur
aux dernières neiges, avec l'odeur sauvage de
mars, pelage de louve en chaleur, lièvre
débusqué…
Ainsi
passèrent des jours. Au début, je pensais
qu'Azraël ne resterait pas longtemps. Je
n'aurais pas été surpris de trouver un matin la
fenêtre ouverte et la chambre vide. En vérité je
n'y aurais pas attaché beaucoup d'importance,
bien que rien ne me fût agréable comme le
silence retrouvé, depuis que j'avais capturé
Azraël. Car j'aime par-dessus tout le silence.
Non pas
cependant le silence du tombeau.
Je me
rappelle la tranquillité de ces nuits que la
voix des oiseaux animait légèrement, j'écoutais
les feuillages, la pluie, les souffles de l'air
l'un sur l'autre ; il venait des parfums
d'humus plus subtils que l'arôme des fleurs, se
mêlant à l'odeur des feuilles et des fleurs.
J'aurais voulu sortir, dormir dehors, marcher
lentement au milieu des arbres. Mais je savais
qu'ils rôdaient autour de la maison.
J'allai à
la fenêtre, j'écartai le rideau, la lumière
éteinte.
J'en voyais
deux dans l'allée, couchés sur le côté droit, la
tête entre les genoux. II y en avait un dans le
pêcher, si léger que les minces branches
pliaient à peine sous son poids. II se retenait
de la main à la plus haute, et dans la clarté
douteuse de la lune à son lever, je remarquai
qu'il tournait lentement la tête à droite, puis
à gauche ; ce geste répété le faisait
ressembler plus encore à un grand singe chauve.
Chaque fois, un reflet luisait vaguement à son
cou, une ombre d'eau. Des branches remuèrent
dans le tilleul, malgré l'épaisseur des ramures
je discernai plusieurs ombres qui se
bousculèrent, glissèrent, reprirent une place.
II y en avait partout dans le jardin et dans le
parc ; à un mouvement qui se fit, je
compris qu'un véritable troupeau se parquait sur
la pente du ruisseau - les femelles sans doute,
avec leurs portées. Chaque arbre était chargé
jusque dans les bourgeons.
Au matin
ils avaient disparu, longtemps avant la rosée.
Ni le sable ne gardait la trace de leurs pas, ni
l'air n'avait retenu leur odeur, qui est
comparable à celle des fleurs d'acacia et des
asphodèles sauvages, un peu saumâtre, et
lorsqu'ils sont en nombre, écœurante comme celle
des hommes.
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