Un
                        samedi soir, en faisant la paye de quinzaine, le
                        comptable de
                        l’entreprise lui dit :
                        — Il y a le patron qui veut vous parler.
                        L’entrepreneur approche, emmitouflé d’un
                        cache-nez, et fait
                        sonner ses galoches. C'est un petit homme
                        rougeaud, enrhumé, venu d'Auvergne il
                        y a vingt ans à peine, en sabots garnis de
                        paille qu'il n'a pas encore eu le
                        temps de retirer, bien qu'il ait déjà gagné
                        quelques millions.
                        — La voici, notre mauvaise tête, grogne-t-il
                        avec l'accent du
                        terroir. Alors, c'est toi, l'homme ?
                        — C'est moi, l'homme, répond Didier.
                        — C'est toi le nom de Dieu qui veut tout
                        chambarder ? Ah !
                        ah ! ah ! (il rit grassement). Eh
                        bien ! qu'est-ce que t'aurais
                        à dire, si je te foutais à la porte ?
                        — Rien du tout, fait Didier, aussi ne te gêne
                        pas, mon vieux.
                        — Il me tutoie maintenant, reprend
                        l'entrepreneur, en affectant
                        la gaieté, quel type ! 
                        — Dame, on n'est pas du même pays, mais on est
                        bien du même
                        monde, pas vrai ? Il n'y a pas si
                        longtemps, M. Dugioux, que vous étiez boulot comme
                        moi !
                        — Taratata. N’en parlons plus. Tout ça n'est pas
                        sérieux. Je
                        pense si peu à te mettre à la porte que je te
                        nomme cabot. Ça
                        va-t-il ?
                        —Non.
                        — Tu refuses !
                        — Je refuse mes galons, M. Dugioux. Mes copains
                        ont confiance en
                        moi… j'ai de l'influence sur eux. Vous voudriez
                        peut-être que je les trahisse ? 
                        — Il n'est pas question de ça. Tu te crois
                        malin, tu n'es qu'un
                        sot. Tiens, tu tousses comme un poumonique, je
                        t'offre des pastilles, le moyen de
                        ne pas travailler, de regarder les autres. Tu
                        craches dessus, c'est pas fort.
                        Dis-moi un peu ce que tu ferais, si je te
                        débarquais subito ?
                        — J'irais dans la Plaine1 !
                        patron. Je roulerais
                        la brouette.
                        — Mauvais boulot, petit, je le connais. Il y a mieux que
                        cela. Quelque
                        chose qui ne rapporte guère, mais qui est moins
                        fatigant. Prends-en de la
                        graine, pour le moment où je me priverai de tes
                        services.
                        Quand j'étais en chômage, j'achetais des bottes
                        de
                        cresson et je les revendais aux femmes qui
                        travaillent dans les lavoirs. Je me
                        faisais mes vingt-cinq sous.
                        — Dites-moi, M. Dugioux, est-ce en vendant du
                        cresson que vous
                        vous êtes enrichi ?
                        — Trop malin, mon petit, tu n'es qu'un sot… A
                        propos… des fois que tu voudrais entrer à la
                        Ville, pour être surveillant des
                        travaux, tu me ferais signe. C'est bon, ça… Au
                        revoir, gamin ! Et dans le
                        brouillard qui sent le marais, s'enfuit le
                        patron qui pleure du nez à cause de son rhume.