Éditions  PLEIN CHANT
Collection Voix d'en bas





[Un cadavre parmi des milliers]

Un extrait (p. 192)  de

La guerre ? C'est ça !…

par
Louis Hobey


      

(…)

Ils étaient sortis en se traînant sur la terre. Ils avaient gagné le boyau étroit, usé aux coudes par le passage des corps familiers. Maintenant, le corps était là, marqué de la terre grise qu'avaient laissée sur lui les talons impitoyables. Un juron bas éclata dans la fureur de toutes les bouches. Saloperie ! Le corps pourrissait sur la terre depuis un mois au moins, et le fond du boyau était, à ce moment, une tombe qui en valait bien une autre. Emporter cela ? Pouah ! La décomposition, avancée déjà, travaillait à plein cette masse de chair qui commençait à fondre. Le visage et les mains montraient comme un défi leurs couleurs perverses, allant du gris au bleu, puis au vert, en passant par les jaunes sales. Ce n'était pas un cadavre, mais une pourriture immonde dont l'odeur seule aurait fait fuir. L'horreur étreignit les cinq pauvres bougres venus pour emporter cela.

Toucher la matière affreuse ; soulever à plein bras la substance nauséabonde qui souillait les capotes ; la jeter, la verser plutôt dans la toile de tente dont ils s'étaient munis, tandis que deux hommes, revolver au poing regardaient, tous nerfs tendus, vers l'avant !… Le sinistre cortège se mit en marche.

Un gars, poing crispé sur la crosse, marchait en tête.

Deux autres portaient, avec quelle peine, leur trop lourd fardeau de viande pourrie. Les deux derniers fermaient la marche. Aller vite ? Nécessité impossible ! Moreau l'avait dit tout à l'heure : c'est lourd, un mort, et celui-ci était de la grande espèce. Cela ne se laisse pas porter ! Ils n'avaient pu se munir du bâton utile. Le premier porteur tenait la toile de ses deux mains accrochées à son épaule. Le mort collait au dos à chaque mouvement. Le liquide infect qui déjà avait traversé l'étoffe mince coulait sur la capote et la culotte. L'autre porteur maintenait comme il pouvait la toile de tente en avant de son corps. Ils marchaient dans la puanteur épouvantable, retenant les hoquets dont ils ne seraient plus bientôt maîtres. Pas de bruit surtout : leur vie dépendait de leur silence.

L'infâme procession fit cinquante mètres. Les hommes se relayèrent et se collèrent tour à tour dans le dos la matière innommable qui suintait du cadavre. Le boyau, par à-coups, refusait le passage. Un vivant, cela épouse les parois de terre, cela se glisse. Un mort, en long, chose inerte et flasque, cela refuse de passer. On eût dit que celui-là le faisait exprès, qu'il y mettait de la mauvaise volonté. Il fallait, à chaque instant, faire obéir la chair décomposée, la tirer, la pousser, la soulever, la baisser. Une crampe douloureuse crispait les bras usés qui refusaient à leur tour le service de porter le monstrueux et inutile fardeau.

Moreau vécut cette marche funèbre comme un cauchemar où il usait, semblait-il, ses dernières forces.

(…)



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