Éditions  PLEIN CHANT
Collection Voix d'en bas
Extrait de :

1985





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LES MOINEAUX
   

Ce matin, comme tous les jours d'ailleurs, ma femme est sortie pour jeter du pain aux moineaux. En rentrant, elle nous dit : « Ils n'attendent même pas que je sois sur le seuil pour revenir que, déjà, ils plongent dans la cour. »
Le repas des pierrots est pour moi un spectacle agréable. Tous les matins, pendant mon repos forcé (j'ai été malade), je les ai observés avec plaisir de ma fenêtre. Je voudrais qu'ils aient moins peur de moi, que non seulement ils viennent manger, rassurés, les miettes qu'on leur jette dans la cour, mais même celles qui sont sur la table, qu'ils entrent librement chez moi, que ma maison soit la leur, à condition toutefois qu'ils ne se permettent pas trop de libertés. Ils ne viendront jamais chez moi et je me contenterai de les regarder de derrière le rideau.
Ces pierrots me font penser à la société humaine. Il y a les téméraires, les insouciants ; ils plongent tout de suite dans la cour. Dame, ils pourraient se faire croquer un jour. Mais ceux qui leur ressemblent diraient en guise d'oraison funèbre : « Ils peuvent s'en aller, ils sont morts jeunes mais ils ont bien vécu. » Il y en a qui se croient malins et se sauvent avec un gros morceau, mais de plus malins qu'eux, et sans doute de plus forts, se mettent à leurs trousses et les dépouillent de leur butin. Les plus malins et aussi les plus courageux sont ceux qui se rassasient sur place. Il y a aussi les peureux et les prudents ; juchés sur le faîte de la remise, ils tournent la tête à gauche, à droite, interrogent les alentours puis ils se penchent. Ils vont plonger. Non, ils volent jusqu'à la remise du voisin. Parfois même : vrouh ! comme pris de panique, les voilà qui fichent le camp. Il en est, la tête enfoncée dans leurs plumes, qui ne bougent pas plus que si de rien n'était. Peut-être ne sont-ils pas en appétit ou font-ils les petits dégoûtés. Je crois, au contraire, que ce sont les plus sages. Ils disent : « Laissons faire les plus pressés ; il en restera toujours assez. Et s'il y avait quelque piège ou ennemi caché, nous le verrions aux dépens des autres. » Il ne leur faudrait tout de même pas attendre trop longtemps, car il pourrait bien ne rester que d'infimes miettes. Mais justement le vrai sage se contente de ces infimes miettes. Il ne lui faut pas tous les biens de la terre pour vivre. J'en suis sûr, le moineau, comme l'homme, ne vit pas de pain seulement. Lui aussi vit en esprit et en vérité. Sans doute que chez certains d'entre eux comme chez certains de nous, la satisfaction de l'esprit passe avant celle de l'estomac. C'est pourquoi à trop s'attacher à l'observation de leurs semblables, tout comme Molière qui se laissait voler ou oubliait d'entretenir son feu, nos philosophes ailés se laissent eux aussi dépouiller ou ne songent pas à manger.

Un de la mine, 1942.



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