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Ce matin, comme tous les jours
d'ailleurs, ma femme est sortie pour jeter du pain
aux moineaux. En rentrant, elle nous dit :
« Ils n'attendent même pas que je sois sur le
seuil pour revenir que, déjà, ils plongent dans la
cour. »
Le repas des pierrots est pour moi un spectacle
agréable. Tous les matins, pendant mon repos forcé
(j'ai été malade), je les ai observés avec plaisir
de ma fenêtre. Je voudrais qu'ils aient moins peur
de moi, que non seulement ils viennent manger,
rassurés, les miettes qu'on leur jette dans la cour,
mais même celles qui sont sur la table, qu'ils
entrent librement chez moi, que ma maison soit la
leur, à condition toutefois qu'ils ne se permettent
pas trop de libertés. Ils ne viendront jamais chez
moi et je me contenterai de les regarder de derrière
le rideau.
Ces pierrots me font penser à la société humaine. Il
y a les téméraires, les insouciants ; ils
plongent tout de suite dans la cour. Dame, ils
pourraient se faire croquer un jour. Mais ceux qui
leur ressemblent diraient en guise d'oraison
funèbre : « Ils peuvent s'en aller, ils
sont morts jeunes mais ils ont bien vécu. » Il y en a
qui se croient malins et se sauvent avec un gros
morceau, mais de plus malins qu'eux, et sans doute
de plus forts, se mettent à leurs trousses et les
dépouillent de leur butin. Les plus malins et aussi
les plus courageux sont ceux qui se rassasient sur
place. Il y a aussi les peureux et les
prudents ; juchés sur le faîte de la remise,
ils tournent la tête à gauche, à droite, interrogent
les alentours puis ils se penchent. Ils vont
plonger. Non, ils volent jusqu'à la remise du
voisin. Parfois même : vrouh ! comme pris
de panique, les voilà qui fichent le camp. Il en
est, la tête enfoncée dans leurs plumes, qui ne
bougent pas plus que si de rien n'était. Peut-être
ne sont-ils pas en appétit ou font-ils les petits
dégoûtés. Je crois, au contraire, que ce sont les
plus sages. Ils disent : « Laissons faire
les plus pressés ; il en restera toujours
assez. Et s'il y avait quelque piège ou ennemi
caché, nous le verrions aux dépens des
autres. » Il ne leur faudrait tout de même pas
attendre trop longtemps, car il pourrait bien ne
rester que d'infimes miettes. Mais justement le vrai
sage se contente de ces infimes miettes. Il ne lui
faut pas tous les biens de la terre pour vivre. J'en
suis sûr, le moineau, comme l'homme, ne vit pas de
pain seulement. Lui aussi vit en esprit et en
vérité. Sans doute que chez certains d'entre eux
comme chez certains de nous, la satisfaction de
l'esprit passe avant celle de l'estomac. C'est
pourquoi à trop s'attacher à l'observation de leurs
semblables, tout comme Molière qui se laissait voler
ou oubliait d'entretenir son feu, nos philosophes
ailés se laissent eux aussi dépouiller ou ne songent
pas à manger.
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