Éditions  PLEIN CHANT
Collection Voix d'en bas



Philippe Valette

MON VILLAGE
Récit

(extrait, ch. XXII, Le grand Francis
pages 169-171)




  Lorsque aux grands jours je dus aller avec les hommes à tous les ouvrages il m'appela :
— Gars, v'là ta daille, ta couelle, et ta pierre d'adjuse… oui, on va faucher… et c'est le patron qui a dit qu'il fallait que je te dresse.

   Alors il guidait mes premiers efforts, patiemment, et je l'écoutais comme un grand frère.
— Baisse la main de derrière… là… fais le rond !…

Coupe du talon !… Et ce chevet que tu laisses et qu'il me faut reprendre ?… Pour faucher, vieux, s'agit pas d'être bien fort, mais d'être adret. Regarde.

   Je regardais tant que le métier rentrait.
— Ce soir j'te ferai faire le char de luzerne et dimanche, ensemble, on montera les poulains. Et plus tard, à la moisson comme aux façons de la vigne, au labourage ou dans le bois à faire des fagots, je ne regardais guère que lui à cause de cette avance et de ce tour de main qu'il avait comme il n'y en a guère.
  Aux veillées d'hiver je me mettais à côté de lui pour le bricolage. On commençait par teiller le chanvre et mon menou de filasse, dès le premier soir, faisait presque autant d'abonde que celui des autres. Puis nous nous mettions ensemble pour tordre les cordons de jonc tendre pour les fronteaux de joug. Ensemble nous fendions la ronce et préparions la fine paille de seigle pour les boutes d'abeilles ou les paillasses à pain. L'hiver terminé, je savais presque aussi bien que lui monter une hotte en coulmon, tresser une corbeille ou rempailler les chaises.
— Tu feras un bon pésan, m'avait redit le maître, bien sûr que tu feras un bon pésan ! Et je regardais le grand Francis comme pour reporter sur lui le compliment.

   Mais il était cartouche en diable. Il m'associait aussi à ses mauvais tours et je ne m'y montrais pas moins bon élève.
— Faudra pas me vendre, gars, me recommandait-il souvent.

  Le soir de Noël les deux servantes qui devaient aller à la messe de minuit au village refusèrent, déjà promises qu'elles étaient, sa conduite pour le retour.

— P'tit, j'vons leu s'y faire vouère le diable, pusque !

   Je l'aidais à creuser une grosse betterave – de celles, toutes rondes, qu'on appelle des globes – et quand nous eûmes, en trouant la face lisse, découpé un visage affreusement grimaçant, nous allâmes la planter, une bougie allumée à l'intérieur, au tournant peureux de la Riote, dans la haie épaisse qui borde la saulaie. Je me souviens que j'eus bien froid d'attendre. Il n'y avait que peu de neige, mais elle « crissait » sous nos sabots, et le brouillard qui était venu givrait les branches des buissons qui nous abritaient mal. Le grand Francis tenait le Fanor qui nous avait rejoint. Il y avait d'autres chiens qui hurlaient loin dans la nuit, à cause du bruit que faisaient les dévots qui rentraient. Quand on les a entendus s'approcher, j'ai reconnu la grosse voix de la Francine et son rire qu'elle étouffait. Le cœur m'a battu si gros qu'une citrouille quand le grand Francis a dit :
— P'tit, n'aie pas peur… si le gars des Varennes y est, je lui casse la figure !

Et j'ai pensé à serrer mes poings pour taper, moi aussi, comme un sauvage.

   Elles ont crié toutes les deux à la fois et si fort que ça nous a fait comme une grande peur à nous aussi. Et nous avons vu leur ombre qui reculait, hésitait. Et toujours elles répétaient :
— Qui que c’est ça ?… Oh ! j’ai peur ! Mais, qui que c'est ça ?…

   À la fin, un des gars s'est détaché pour venir voir. Il s'est approché à deux pas de nous. C'était le valet de la Crouse, un gros si fort que le grand Francis n'a pas bougé quand il a dit :
— Faut pas avoir peur, vous autres… Y a Fanor qui est par là… C'est le grand Francis… Bien sûr que c'est ce c… de grand Francis qu'a fait ça !



Accueil | Philippe Valette, Mon Village, chez Plein Chant, Retour