Jeunesse
Pages 113 et 114.
Pourquoi
était-il condamné avec tant d'autres à
tourner en rond toute sa vie sans pouvoir
en sortir ? Toute sa vie, il sentait
cela. De ce qu'il avait lu dans des
brochures ou des journaux ; de ce
qu'il avait vu au milieu des siens, il
savait une chose : il la savait
certaine, il la voyait lucide, dans son
esprit, terrible comme un jugement de
Dieu. « Il n'avait, lui,
socialement, pas de moyen pour sortir de
son rôle ingrat, et il n'existait pas de
prétexte honnête à sa servitude. »
Pourquoi fallait-il qu'il y
restât ? Tout ce qu'on parvenait à
répondre, qu'enseignaient la sagesse et
l'expérience, c'était qu'il devait s'y
résigner à cause de l'inégalité et de la
faiblesse humaines.
Mais
personne ne croyait plus à cela, on
faisait seulement semblant d'y croire.
Tout le monde savait que c'était
simplement une question de force.
Quelque
chose avait changé l'équilibre du monde
qui faisait qu'on pesait le pour et le
contre plus justement qu'autrefois, qu'on
réfléchissait plus savamment, qu'on voyait
l'avenir plus grand et certaines
transformations possibles. C'était comme
une jeunesse de la vieille société ou
plutôt la jeunesse d'un monde qui venait,
à laquelle devant la foi des jeunes les
vieux croyaient par moments.
Le
monde changeait. Est-ce que tout ne
changeait pas ? Depuis les anciens,
les premiers qui avaient travaillé ici
(Niot, à Paris, 1815 – disait le cadran de
l'horloge), bien des choses étaient
changées, même la pratique d'un métier,
qui, pourtant, dans certaines de ses
parties, se transmettait purement par
tradition manuelle. Pierre, Jean, Jacques
ou Paul d'alors, s'ils revenaient tout à
coup, s'y reconnaîtraient-ils ?
Peut-être seulement à quelques-uns de
leurs outils qu'ils retrouveraient
luisants comme jadis, entretenus par
d'autres qui, à leur tour, y usaient leur
vie. Quel étonnement pour eux serait de
savoir que leurs aides compagnons
chaudronniers s'appelaient
désormais : Saïd Doouadj du douar de
Doouadj, Koszu de Vienne, ou Caius de La
Nouvelle-Orléans ! Cependant, on
s'habituait à ceux-là. La terre était
moins grande. Ils partageaient notre vie
et parfois notre lit. Ils s'habituaient
aussi à nous, peuplant les faits divers
savoureux de leurs aventures galantes ou
criminelles. Ainsi le fond des habitudes
nationales était changé.
Bien
d'autres choses également changeaient,
petites et grandes. Les vieux de la maison
s'attristaient sur des vétilles : par
exemple, là où le patron vous causait
« dans le temps » on ne le
voyait plus, mais des petites notes tapées
à la machine, qu'on épinglait sous un
grillage, parlaient pour lui.
Pierre
pensa qu'on était depuis chacun derrière
sa classe
comme derrière une barricade.
On ne
pouvait plus s'entendre, personne ne le
voulait.
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