Éditions  PLEIN CHANT
Collection Voix d'en bas

Lucien Bourgeois, Douze Récits prolétariens. Extrait

Faubourgs,
Douze récits prolétariens
par
Lucien Bourgeois
Bassac
2015


Jeunesse
Pages 113 et 114.



Pourquoi était-il condamné avec tant d'autres à tourner en rond toute sa vie sans pouvoir en sortir ? Toute sa vie, il sentait cela. De ce qu'il avait lu dans des brochures ou des journaux ; de ce qu'il avait vu au milieu des siens, il savait une chose : il la savait certaine, il la voyait lucide, dans son esprit, terrible comme un jugement de Dieu. « Il n'avait, lui, socialement, pas de moyen pour sortir de son rôle ingrat, et il n'existait pas de prétexte honnête à sa servitude. » Pourquoi fallait-il qu'il y restât ? Tout ce qu'on parvenait à répondre, qu'enseignaient la sagesse et l'expérience, c'était qu'il devait s'y résigner à cause de l'inégalité et de la faiblesse humaines.

Mais personne ne croyait plus à cela, on faisait seulement semblant d'y croire. Tout le monde savait que c'était simplement une question de force.

Quelque chose avait changé l'équilibre du monde qui faisait qu'on pesait le pour et le contre plus justement qu'autrefois, qu'on réfléchissait plus savamment, qu'on voyait l'avenir plus grand et certaines transformations possibles. C'était comme une jeunesse de la vieille société ou plutôt la jeunesse d'un monde qui venait, à laquelle devant la foi des jeunes les vieux croyaient par moments.

Le monde changeait. Est-ce que tout ne changeait pas ? Depuis les anciens, les premiers qui avaient travaillé ici (Niot, à Paris, 1815 – disait le cadran de l'horloge), bien des choses étaient changées, même la pratique d'un métier, qui, pourtant, dans certaines de ses parties, se transmettait purement par tradition manuelle. Pierre, Jean, Jacques ou Paul d'alors, s'ils revenaient tout à coup, s'y reconnaîtraient-ils ? Peut-être seulement à quelques-uns de leurs outils qu'ils retrouveraient luisants comme jadis, entretenus par d'autres qui, à leur tour, y usaient leur vie. Quel étonnement pour eux serait de savoir que leurs aides compagnons chaudronniers s'appelaient désormais : Saïd Doouadj du douar de Doouadj, Koszu de Vienne, ou Caius de La Nouvelle-Orléans ! Cependant, on s'habituait à ceux-là. La terre était moins grande. Ils partageaient notre vie et parfois notre lit. Ils s'habituaient aussi à nous, peuplant les faits divers savoureux de leurs aventures galantes ou criminelles. Ainsi le fond des habitudes nationales était changé.

Bien d'autres choses également changeaient, petites et grandes. Les vieux de la maison s'attristaient sur des vétilles : par exemple, là où le patron vous causait « dans le temps » on ne le voyait plus, mais des petites notes tapées à la machine, qu'on épinglait sous un grillage, parlaient pour lui.

Pierre pensa qu'on était depuis chacun derrière sa  classe comme derrière une barricade.

On ne pouvait plus s'entendre, personne ne le voulait.






Retour | Accueil