Un lapin
Nous étions attablés, à nous
trois, l’architecte, le major et moi, chez « la
vieille garde ». Elle tenait un cabaret dans son
village natal et nous permettait à cause de notre
éducation, disait-elle, de nous retirer dans une
petite salle attenante au cabaret, pour être séparés des
clients ordinaires.
Ce soir-là l'architecte était en pointe, le major ne
dégrisait jamais, et moi, j'étais content de me trouver
au chaud, ayant peint toute cette journée d'hiver dans
les marécages.
Le major poussa un juron, et
nous demanda si nous n'avions jamais posé un lapin.
— C'était mon fort dans mon jeune temps, continua-t-il. je vais vous conter un
lapin que j'ai posé : c'est une histoire d'il y a
trente ans.
*
J'avais deux
amis, les frères X. ; ils étudiaient la médecine,
moi le droit. L’aîné mourut de la fièvre scarlatine
contractée à l’hôpital pendant son internat ; le
plus jeune était inconsolable et parlait tant de son
frère que presque tous ses amis finirent par le
fuir. Seul je lui étais resté, pour deux raisons,
d'abord que je ne l'écoutais guère, puis qu'il avait
beaucoup d’argent, alors que mon père me tenait très
court.
À cette époque, j'étais insatiable de femmes ; lui
ne comprenait pas qu'on ramassât une créature sur le
trottoir, je le croyais impuissant.
Bref, un soir que nous revenions d'une réunion
d’étudiants, une toute jeune fille, qui semblait
exténuée de fatigue déambulait devant nous.
—
Prête-moi quelque
argent, dis-je à mon ami,
je te le rendrai demain.
Il me donna vingt francs.
Nous accostâmes la petite et lui offrîmes d'aller
prendre quelque chose avec nous. Elle regarda
furtivement autour d’elle, comme si elle cherchait
quelqu'un, puis nous accompagna ; mais au lieu
d'entrer dans 1'estaminet, elle nous dit qu'elle était
pressée.
—
C'est bien, fis-je, alors
suis-moi.
Elle se tourna vers mon ami comme pour dire :
« je croyais que c'était vous ». Il lui donna
un coup de chapeau et alla, comme toujours, m'attendre
au cabaret.
J'aurais étranglé la gaupe, pour la préférence qu'elle
venait de montrer. La boîte où je la conduisis, était
hideusement misérable et froide, et bien en harmonie
avec la créature que j’avais ramassée. Elle ôta son
mince paletot : elle n'avait pas de corsage, la
chemise était lamentable et sale, ses épaules
effroyablement maigres et son long cou mince étaient
jaspés de piqûres de puces. Cependant il se dégageait de
ce corps flexible et frêle je ne sais quoi de frais et
de grisant…
Quand je 1'eus près de moi, je fus pris d'une fureur
érotique. Cette tête de seize ans, encadrée de de
bandeaux blonds ondulés, était si virginale, et ses
grands yeux clairs me regardaient avec tant de terreur
et d'aversion, qu'une envie folle me vint de
l'abîmer ; mais elle ferma les yeux, et la
tentation se dissipa.
Après, au moment de partir, comme je ne lui donnais
rien, elle me demanda, en hésitant, puis comme prise de
rage, de la payer.
D'un air étonné, je lui répondis :
—
Comment ? tu fais cela pour de l'argent ? mais
je ne t'avais pas prise pour une fille, je ne serais pas
venu… j'ai cru que tu avais un béguin pour moi, que tu
voulais t'amuser, quoi… je ne refuse jamais cette
politesse-là…
Comment ! tu es une prostituée ! Ah merci, si
je l’avais soupçonné !…
J'avais touché la corde sensible : elle rougissait
et pâlissait, et tremblait convulsivement.
—
Payez-moi, répétait-elle d'un
ton éperdu, payez-moi !
—
Tu blagues, une prostituée est propre, et tu es sale à
dégoûter…
Et, la bousculant, je descendis en maugréant. En bas, je
refusais de payer la chambre, mais la tenancière parlait
de la police. Ne voulant pas m'attirer une affaire, je
réglai ; la tenancière insultait la petite qui se
sauva, en pleurant, vers les boulevards.
En riant, je racontai la chose à mon ami. Il se leva,
reprit sans se gêner les vingt francs dans la poche de
mon gilet, et partit. Je criai après lui :
—
Elle est au boulevard.
Je le suivis A distance.
Au milieu de l’allée des cavaliers, la fille sanglotait,
la figure dans ses mains ; devant elle était une
petite femme mince et brune, l’air atterré. Je me cachai
derrière un arbre. Mon ami s'approcha, ôta son chapeau,
s'inclina très bas, et ayant ajouté un billet à celui
qu'il m'avait repris, il les donna à la jeune fille, en
s'inclinant encore une fois, puis disparut.
—
Ah, Dostoïevski ! murmurai-je, ah !
Sonia !… « ce n'est pas devant toi que je
m'incline, mais devant l’humanité souffrante… —
Ah ! le cabot ! ces donzelles doivent bien
rigoler.
Les deux femmes couraient, en dévalant le
boulevard : cela m'intrigua.
Une fois dans le faubourg, malgré l’heure tardive, elles
entrèrent dans une boutique, achetèrent des copeaux, des
fagots, des chandelles, du pain, des harengs saurs et
d'autres victuailles que la vieille prit dans son
tablier, pendant que la jeune fille se chargeait d'un
petit sac de charbon.
Puis elles s'engouffrèrent dans une impasse.
Ma foi, je voulus savoir jusqu'au bout.
Par une étroite fenêtre qui s'éclaira, je vis huit
enfants, tous plus jeunes que la petite, se lever du
plancher, et un homme se mettre sur son séant dans un
lit. La femme découpait hâtivement le pain et les
harengs ; la fille alluma le feu, elle mit de 1'eau
à bouillir et prit une cafetière ; mais les enfants
mangeaient si voracement que tout fut absorbé avant que
le café fût prêt.
L'homme, maintenant debout en caleçon, titubait, était-il ivre ou
malade ?… il dévorait tranche de pain sur tranche
de pain.
La vapeur commençait à s'échapper de la bouilloire,
quand le plus petit des garçons tourna sur lui-même et
s'abattit sur le plancher dans des convulsions atroces.
Tous se mirent à crier :
—
Klaasje ! Klaasje !
La fille souleva 1'enfant, lui ouvrit la bouche, y
fouilla pour enlever le morceau de pain qui 1'étouffait,
mais n'y parvint pas ; elle le porta sur le lit et
lui arracha ses vêtements. Il eut encore quelques
soubresauts, puis ne bougea plus. Alors, comme une
démente, elle courut autour de la chambre, en se
heurtant la tête aux murs en criant :
—
C'est ma faute, j'aurais dû faire plus tôt ce que j'ai
fait ce soir ! il ne serait pas mort… je les ai
laissés deux jours sans manger, avant d'agir, et
maintenant il s'est étouffé… Klaasje !
Klassje !…
Tous hurlaient.
Les fenêtres s'éclairaient, des gens se levèrent. Je
trouvai prudent de filer.
*
— Et votre
ami ?
—
Oh lui ! avec ses plates idées humanitaires, il ne
me regarda plus… Haha ! il parlait toujours de
justice… d'une justice immanente… elle a été jolie pour
lui, la justice immanente !… Il me disait
souvent : « Tu attraperas la vérole à lever
ainsi des femmes, et ce sera justice ». Eh bien, la
vérole, c'est lui qui l’a eue…
—
Ah ?
—
Oui, par une piqûre anatomique. Il a été quatorze ans
malade, puis, pendant quatre ans, la paralysie générale…
il était fou, il est mort en décomposition.
Et moi ! ! !
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