Éditions  PLEIN CHANT
Collection Voix d'en bas


Un lapin

conte extrait de

Contes farouches, par Neel Doff




Un lapin est un histoire autobiographique.







Un lapin


Nous étions attablés, à nous trois, l’architecte, le major et moi, chez « la vieille garde ». Elle tenait un cabaret dans son village natal et nous permettait à cause de notre éducation, disait-elle, de nous retirer dans une petite salle attenante au cabaret, pour être séparés des clients ordinaires.

Ce soir-là l'architecte était en pointe, le major ne dégrisait jamais, et moi, j'étais content de me trouver au chaud, ayant peint toute cette journée d'hiver dans les marécages.

Le major poussa un juron, et nous demanda si nous n'avions jamais posé un lapin.

C'était mon fort dans mon jeune temps, continua-t-il. je vais vous conter un lapin que j'ai posé : c'est une histoire d'il y a trente ans.

 *

J'avais deux amis, les frères X. ; ils étudiaient la médecine, moi le droit. L’aîné mourut de la fièvre scarlatine contractée à l’hôpital pendant son internat ; le plus jeune était inconsolable et parlait tant de son frère que presque tous ses amis finirent par le fuir. Seul je lui étais resté, pour deux raisons, d'abord que je ne l'écoutais guère, puis qu'il avait beaucoup d’argent, alors que mon père me tenait très court.
À cette époque, j'étais insatiable de femmes ; lui ne comprenait pas qu'on ramassât une créature sur le trottoir, je le croyais impuissant.
Bref, un soir que nous revenions d'une réunion d’étudiants, une toute jeune fille, qui semblait exténuée de fatigue déambulait devant nous.

Prête-moi quelque argent, dis-je à mon ami, je te le rendrai demain.
Il me donna vingt francs.
Nous accostâmes la petite et lui offrîmes d'aller prendre quelque chose avec nous. Elle regarda furtivement autour d’elle, comme si elle cherchait quelqu'un, puis nous accompagna ; mais au lieu d'entrer dans 1'estaminet, elle nous dit qu'elle était pressée.

C'est bien, fis-je, alors suis-moi.
Elle se tourna vers mon ami comme pour dire : « je croyais que c'était
vous ». Il lui donna un coup de chapeau et alla, comme toujours, m'attendre au cabaret.
J'aurais étranglé la gaupe, pour la préférence qu'elle venait de montrer. La boîte où je la conduisis, était hideusement misérable et froide, et bien en harmonie avec la créature que j’avais ramassée. Elle ôta son mince paletot : elle n'avait pas de corsage, la chemise était lamentable et sale, ses épaules effroyablement maigres et son long cou mince étaient jaspés de piqûres de puces. Cependant il se dégageait de ce corps flexible et frêle je ne sais quoi de frais et de grisant…
Quand je 1'eus près de moi, je fus pris d'une fureur érotique. Cette tête de seize ans, encadrée de de bandeaux blonds ondulés, était si virginale, et ses grands yeux clairs me regardaient avec tant de terreur et d'aversion, qu'une envie folle me vint de l'abîmer ; mais elle ferma les yeux, et la tentation se dissipa.
Après, au moment de partir, comme je ne lui donnais rien, elle me demanda, en hésitant, puis comme prise de rage, de la payer.
D'un air étonné, je lui répondis :

Comment ? tu fais cela pour de l'argent ? mais je ne t'avais pas prise pour une fille, je ne serais pas venu… j'ai cru que tu avais un béguin pour moi, que tu voulais t'amuser, quoi… je ne refuse jamais cette politesse-là… Comment ! tu es une prostituée ! Ah merci, si je l’avais soupçonné !…
J'avais touché la corde sensible : elle rougissait et pâlissait, et tremblait convulsivement.

Payez-moi, répétait-elle d'un ton éperdu, payez-moi !
Tu blagues, une prostituée est propre, et tu es sale à dégoûter…
Et, la bousculant, je descendis en maugréant. En bas, je refusais de payer la chambre, mais la tenancière parlait de la police. Ne voulant pas m'attirer une affaire, je réglai ; la tenancière insultait la petite qui se sauva, en pleurant, vers les boulevards.
En riant, je racontai la chose à mon ami. Il se leva, reprit sans se gêner les vingt francs dans la poche de mon gilet, et partit. Je criai après lui :

Elle est au boulevard.
Je le suivis A distance.
Au milieu de l’allée des cavaliers, la fille sanglotait, la figure dans ses mains ; devant elle était une petite femme mince et brune, l’air atterré. Je me cachai derrière un arbre. Mon ami s'approcha, ôta son chapeau, s'inclina très bas, et ayant ajouté un billet à celui qu'il m'avait repris, il les donna à la jeune fille, en s'inclinant encore une fois, puis disparut.

Ah, Dostoïevski ! murmurai-je, ah ! Sonia !… « ce n'est pas devant toi que je m'incline, mais devant l’humanité souffrante… — Ah ! le cabot ! ces donzelles doivent bien rigoler.
Les deux femmes couraient, en dévalant le boulevard : cela m'intrigua.
Une fois dans le faubourg, malgré l’heure tardive, elles entrèrent dans une boutique, achetèrent des copeaux, des fagots, des chandelles, du pain, des harengs saurs et d'autres victuailles que la vieille prit dans son tablier, pendant que la jeune fille se chargeait d'un petit sac de charbon.
Puis elles s'engouffrèrent dans une impasse.
Ma foi, je voulus savoir jusqu'au bout.
Par une étroite fenêtre qui s'éclaira, je vis huit enfants, tous plus jeunes que la petite, se lever du plancher, et un homme se mettre sur son séant dans un lit. La femme découpait hâtivement le pain et les harengs ; la fille alluma le feu, elle mit de 1'eau à bouillir et prit une cafetière ; mais les enfants mangeaient si voracement que tout fut absorbé avant que le café fût prêt.
L'homme, maintenant debout en caleçon, titubait, était
-il ivre ou malade ?… il dévorait tranche de pain sur tranche de pain.
La vapeur commençait à s'échapper de la bouilloire, quand le plus petit des garçons tourna sur lui
-même et s'abattit sur le plancher dans des convulsions atroces.
Tous se mirent à crier :

Klaasje ! Klaasje !
La fille souleva 1'enfant, lui ouvrit la bouche, y fouilla pour enlever le morceau de pain qui 1'étouffait, mais n'y parvint pas ; elle le porta sur le lit et lui arracha ses vêtements. Il eut encore quelques soubresauts, puis ne bougea plus. Alors, comme une démente, elle courut autour de la chambre, en se heurtant la tête aux murs en criant :

C'est ma faute, j'aurais dû faire plus tôt ce que j'ai fait ce soir ! il ne serait pas mort… je les ai laissés deux jours sans manger, avant d'agir, et maintenant il s'est étouffé… Klaasje ! Klassje !…
Tous hurlaient.
Les fenêtres s'éclairaient, des gens se levèrent. Je trouvai prudent de filer.

 *

Et votre ami ?
Oh lui ! avec ses plates idées humanitaires, il ne me regarda plus… Haha ! il parlait toujours de justice… d'une justice immanente… elle a été jolie pour lui, la justice immanente !… Il me disait souvent : « Tu attraperas la vérole à lever ainsi des femmes, et ce sera justice ». Eh bien, la vérole, c'est lui qui l’a eue…
Ah ?
Oui, par une piqûre anatomique. Il a été quatorze ans malade, puis, pendant quatre ans, la paralysie générale… il était fou, il est mort en décomposition.
Et moi ! ! !




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