Éditions  PLEIN CHANT
Collection Voix d'en bas


Charles-Louis Philippe


Chroniques du Canard sauvage



   (1re édition en librairie, 1923 ; réimpression Plein Chant, mars 2012)
  


Le président Loubet s'était rendu en Algérie et Charles-Louis Philippe profita de cette visite pour rappeler dans Le Canard sauvage (n° 6, 25-avril-1er mai), titré pour l'occasion "En Algérie", le scandale des Compagnies de discipline de l'armée, rappelant la pratique du silo, un trou dans la terre pour conserver le grain, qui servait d'instrument de torture : le prisonnier devait y séjourner dans une chaleur étouffante, au milieu de ses déjections.
L'illustration reproduite ci-dessous, due à Hermann-Paul, faisait la couverture du journal.




Comme Haroun-al-Raschid




[…]
Monsieur Loubet, si comme le khalife Haroun-al-Raschid, vous endossiez pour une nuit l'uniforme des Compagnies de Discipline, et si vous y alliez voir… Vous apprendriez bien mieux la liaison des choses. On y voit le mot qui s'impose et le revolver qui fortifie le mot. Monsieur Loubet, les hommes ne sont pas mauvais, mais ils ont trop de foi. Un officier élevait des cochons, en Algérie. Il remarqua qu'ils n'engraissaient pas et les fit surveiller. On découvrit le mystère. Des soldats des Compagnies de Discipline venaient visiter l'auge, s'agenouillaient auprès d'elle et buvaient, mangeaient son contenu avec le même appétit qu'y eussent apporté les pourceaux. On affame, là-bas, Monsieur le Président, on affaiblit les soldats, on fortifie les chefs par contraste. Je ne sais pas ce qu'a pensé l'officier. Ne portons pas de jugements téméraires.


À BIRIBI
— De quoi te plains-tu, l'Arbi ?… voilà comme on traite les Français.

Faites comme Haroun-al-Raschid. N'écoutez pas les autres, Monsieur le Président. M. Jacques Dhur, M. Jean Carol eux-mêmes vous tromperaient. M. Jean Carol est allé visiter le bagne de Nouvelle-Calédonie. Les bagnes sont les Compagnies de Discipline de la vie civile. M. Jean Carol nous apprend que les forçats sont heureux, et il nous en fournit la preuve. Dans un camp de l'intérieur, les lits des forçats ont des moustiquaires, tandis que ceux des soldats n'en ont pas. Vous savez, Monsieur le Président, qu'il faut là-bas des moustiquaires. Haroun-al-Raschid eût pensé : « Les soldats sont malheureux ». M. Jean Carol pense : « Les forçats sont heureux ». Ne vous fiez qu'à vous-même, Monsieur le Président.
Voyez-vous, les hommes ne sont pas mauvais. Et il ne faut pas leur dire : « Les hommes sont mauvais ». Car c'est une maladie humaine de vouloir guérir les maux. On s'essaie trop à guérir, là-bas où vous êtes. On guérit par la faim, par le feu, par la tombe. Vous connaissez des députés ? Eh bien ! il en est un qui eût pu vous conter une histoire. Celui-là fut autrefois envoyé aux Compagnies de Discipline. Il arriva entre deux larrons. On ne fit aux deux larrons aucune réception particulière. Mais on dit à l'autre : « Vous êtes révolutionnaire, mon garçon. Je ne connais avec vous que deux remèdes : le silo et le fort turc ». Vous avez entendu parler du silo, Monsieur le Président. Connaissez-vous le fort turc ? Il s'appelle d'un autre nom : c'est le cimetière. Je vous ai dit qu'on guérit aussi par la tombe.
Vous y pouvez beaucoup, Monsieur le Président. Pour une nuit seulement, faites comme Haroun-al-Raschid. Mais ne vous mettez pas en colère. Ce ne sont pas les hommes qui sont mauvais, c'est l'institution qui est mauvaise. Ne coupez la tête à personne, pas même au persécuteur. Les hommes sont des enfants : ôtez-leur leurs armes, car ils voudraient s'en servir. Sauvez les soldats qui meurent, mais sauvez aussi ceux qui les font mourir. Il y a beaucoup de gardiens de squares qui ont été sergents aux Compagnies de Discipline. Nous les avons vus. Ils rient, ils jouent avec les enfants. Les soldats, il n'est pas utile qu'on les fasse souffrir. Du reste, ils renaîtront un jour. Les sergents, qui sait ! Ôtez-leur leurs armes, de crainte qu'ils ne s'en servent. C'est eux qu'il faut sauver. Ils joueront dans les squares.
    Faites comme Haroun-al-Raschid, Monsieur le Président.

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