Éditions  PLEIN CHANT
Collection Voix d'en bas


  Régis Phily : Thérésa et autres récits (extrait)




   



Thérésa dix ans plus tard
P
ages 26 et 27




Ce foutu grand-père ! Aldo avait piqué dans l'album de photos une épreuve montrant le bonhomme brandissant un drapeau, sans doute rouge. Planquée la photo, mais il narguait Thérésa et Luigi en répétant :
– Je suis les traces de «padre » Bartholoméo… Eh dis, p'pa, ajoutait-il machiavélique, ton vieux, tes oncles n'ont-ils pas chanté « Avanti popolo », n'ont-ils pas lutté contre les fascistes, crié « La terre aux paysans » ?

Luigi redoublait de colère :

– Fini, tout ça, fini ! criait-il, j'suis un…

Il cherchait le mot, ne voulait pas dire patron… Mais tout à coup Aldo répondait, avant qu'entrepreneur ne vienne à l'esprit de son père :

– Un sale patron, et de plus raciste…

L'injure suprême : Raciste.

– Tu fais travailler comme des bêtes : Arabes, Portugais, Espagnols et tu les payes à coups de lance-pierre, toujours hurlant, l'invective à la bouche, les licenciant pour rien, continuait Aldo.

Luigi en avait le souffle coupé ! Lui dire ça ! Son fils ! Se reprenant pour exploser :

– Bordel, si j'vous paye l'université, qu'j'vous entretiens à rien foutre, la stéréo, la mob, vos fringues dégueulasses… hein… c'est pas en restant l'cul sur une chaise, faut y aller sur les chantiers, pas avoir peur d'engueuler des bandes de feignants qui viennent en espérant s'la couler douce ! Raciste ! Pas croyable… Y sont tout juste bons à vous brouter la laine su' l'dos, les Bougnoules, les Portos' et les Espingoins !

Invariablement la discussion dégénérait. Et allez donc les grossières insultes, les menaces… Thérésa, une fois de plus, en était malade, prise à témoin par Luigi l'accusant de le soutenir mollement… pire, d'approuver les paroles de ce bouffe-la-sueur…

Et pourtant, si son fils avait raison ! Il savait, lui, et allait encore à l'école… et puis… et puis… n'était-il pas le tout premier… le mieux fait de tous…

Mais toujours il fallait qu'il remue le fer dans la plaie, au cours de ces engueulées qui ne menaient à rien, s'ingéniant à faire remonter à la surface, le récit maintes fois entendu des premiers pas de Luigi en France, le « sale Rital », remplaçant le « sale Bougnoule », l'injure, les coups de gueule du chef de chantier français, le vidage vite fait : monnaie courante de dures années passées chez les autres.

– Hein le racisme, tu en as souffert, disait son fils… et maman chez les commerçants du quartier, nous autres aussi, à l'école primaire quand on nous traitait de « p'tit macaroni »…

Luigi ne voulait pas entendre :

– J'leur ai fait voir que j'peux m'débrouiller comme eux ! Maintenant j'suis un entrepreneur français, plus l'maçon calabrais.


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