La littérature prolétarienne
selon
Henry Poulaille




   

Extrait d'une préface d'Henry Poulaille
pour Pierre Piller, L'Enfance en Croix

dans

Henry Poulaille
La Littérature par le peuple
(Nouvel Âge littéraire, 3)
p. 361.


     On peut dire que si l'on ne l'admet pas encore de bon gré, la littérature prolétarienne existe en France. Quelle meilleure preuve de cette existence que l'incessante discussion qu'elle souleva depuis vingt ans. En vain, pour essayer de donner le change, créa-t-on l'Ecole populiste ; elle poursuivit sa montée, s'imposant par le succès de quelques auteurs qui se revendiquaient telle une Marguerite Audoux, un Émile Guillaumin, un Édouard Peisson et les Jean Giono, Eugène Dabit, Lucien Gachon, Ludovic Massé, Philéas Lebesgue. On ne peut nier que l’'apport prolétarien fut intéressant, et les livres de ces auteurs, ceux de Jules Reboul, Tristan Rémy, Louis Guilloux, Marc Bernard, Henriette Valet, les frères Bonneff, etc., ceux du paysan Francis André, de Constant Malva, le mineur, ceux de Hubert Krains, Jean Tousseul, Louis Gérin, Albert Ayguesparse en Belgique, sont restés parmi l'acquis intellectuel de l'époque.
     En
vain le Prix Populiste fut-il donné à plusieurs de ces auteurs, — Eugène Dabit, Tristan Rémy, Marc Bernard —, la littérature prolétarienne sut résister aux mirages de la gloriole vaine et de l'argent. Certes, plusieurs ont montré comme une certaine honte d’avoir milité en faveur de cette littérature, quelques-uns la renient et la blaguent dans des articles pour se faire des sous. Il faut bien compter du déchet dans tout mouvement, et les hommes ne savent pas toujours réagir sainement contre la réussite, ou ils s’aigrissent de leur non réussite. Les meilleurs, dont un Peisson, ex-inscrit maritime, ne rougissent pas d’être des écrivains amateurs, et non de métier, et d’être venus aux Lettres non par carrière, mais ayant à s’exprimer.
     Au fait,
pour ce qui est du métier d’écrire, la plupart surent montrer qu’ils le possédaient d’instinct. Marguerite Audoux n’avait-elle pas débuté par un chef-d’œuvre : Marie-Claire ? Émile Guillaumin, par La Vie d’un Simple ? Eugène Dabit avec L’Hôtel du Nord, Lucien Gachon avec Maria, Ludovic Massé avec Le Mas des Oubells, Henriette Valet avec Madam  60 bis ? Et les débuts de Jean Tousseul, de Francis André, L’Ascension de Lucien Bourgeois, les Contes ardéchois de Jules Reboul, qui sont ce qu’il y a de mieux depuis Daudet et Paul Arène, dans le conte de chez nous. Faut-il évoquer encore Jours de famine et de détresse de la plus grande de toute cette phalange, notre regrettée Neel Doff ? N’aurait-elle, cette littérature, qu’apporté ce livre, le livre le plus cruel écrit sur la misère, qu’il en serait sa justification.
     À l'é
tranger, cette littérature depuis longtemps existe. Elle a donné des maîtres comme Knut Hamsun, Johan Bojer, un Gorki, le Gorki d’avant la politique. En France, pays essentiellement petit-bourgeois, elle eut quelque mal à faire sa percée, mais aujourd’hui elle est faite, et en les temps difficiles que nous vivons, on voit encore des auteurs inédits, ouvriers, paysans ou marins, grossir le nombre de ces auteurs dont écrire n’est pas le métier qui leur gagne leur pain.
     À côté
des livres parus récemment de Constant Malva, Lucien Gachon, Louis Gérin, Albert Ayguesparse, Émile Guillaumin, Jules Reboul, etc., on a vu sortir quelques jeunes ou inconnus qui furent remarqués : ne citons que Charles Desse avec Fil à fil et Robert Brassy, dont La Petite musique indique un tempérament, et surtout Julien Blanc, avec cette magnifique autobiographie intitulée Seule la vie… que toute la critique a salué comme une révélation. Au moment où j’écris ces lignes, on annonce la parution de romans de Ludovic Massé, de Lucien Gachon, de Léon Gerbe. La littérature prolétarienne, on le voit, n’est pas morte.

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