On peut dire que si
l'on ne l'admet pas encore de bon gré, la
littérature prolétarienne existe en France. Quelle
meilleure preuve de cette existence que l'incessante
discussion qu'elle souleva depuis vingt ans. En
vain, pour essayer de donner le change, créa-t-on
l'Ecole populiste ; elle poursuivit sa montée,
s'imposant par le succès de quelques auteurs qui se
revendiquaient telle une Marguerite Audoux, un Émile
Guillaumin, un Édouard Peisson et les Jean Giono,
Eugène Dabit, Lucien Gachon, Ludovic Massé, Philéas
Lebesgue. On ne peut nier que l’'apport prolétarien
fut intéressant, et les livres de ces auteurs, ceux
de Jules Reboul, Tristan Rémy, Louis Guilloux, Marc
Bernard, Henriette Valet, les frères Bonneff, etc.,
ceux du paysan Francis André, de Constant Malva, le
mineur, ceux de Hubert Krains, Jean Tousseul, Louis
Gérin, Albert Ayguesparse en Belgique, sont restés
parmi l'acquis intellectuel de l'époque.
En vain le Prix
Populiste fut-il donné à plusieurs de ces auteurs, —
Eugène Dabit, Tristan Rémy, Marc Bernard —, la
littérature prolétarienne sut résister aux mirages
de la gloriole vaine et de l'argent. Certes,
plusieurs ont montré comme une certaine honte
d’avoir milité en faveur de cette littérature,
quelques-uns la renient et la blaguent dans des
articles pour se faire des sous. Il faut bien
compter du déchet dans tout mouvement, et les hommes
ne savent pas toujours réagir sainement contre la
réussite, ou ils s’aigrissent de leur non réussite.
Les meilleurs, dont un Peisson, ex-inscrit maritime,
ne rougissent pas d’être des écrivains amateurs, et
non de métier, et d’être venus aux Lettres non par
carrière, mais ayant à s’exprimer.
Au fait, pour ce qui est
du métier d’écrire, la plupart surent montrer qu’ils
le possédaient d’instinct. Marguerite Audoux
n’avait-elle pas débuté par un chef-d’œuvre : Marie-Claire ? Émile Guillaumin, par
La Vie d’un Simple ? Eugène Dabit
avec L’Hôtel du Nord, Lucien Gachon avec
Maria, Ludovic
Massé avec Le Mas des Oubells, Henriette Valet avec Madam
60 bis ?
Et les débuts de Jean Tousseul, de Francis André,
L’Ascension de Lucien Bourgeois, les Contes
ardéchois de
Jules Reboul, qui sont ce qu’il y a de mieux
depuis Daudet et Paul Arène, dans le conte de chez
nous. Faut-il évoquer encore Jours de
famine et de détresse de la plus grande de
toute cette phalange, notre regrettée Neel
Doff ? N’aurait-elle, cette littérature,
qu’apporté ce livre, le livre le plus cruel écrit
sur la misère, qu’il en serait sa justification.
À l'étranger, cette
littérature depuis longtemps existe. Elle a donné
des maîtres comme Knut Hamsun, Johan Bojer, un
Gorki, le Gorki d’avant la politique. En France,
pays essentiellement petit-bourgeois, elle eut
quelque mal à faire sa percée, mais aujourd’hui elle
est faite, et en les temps difficiles que nous
vivons, on voit encore des auteurs inédits,
ouvriers, paysans ou marins, grossir le nombre de
ces auteurs dont écrire n’est pas le métier qui leur
gagne leur pain.
À côté des livres
parus récemment de Constant Malva, Lucien Gachon,
Louis Gérin, Albert Ayguesparse, Émile Guillaumin,
Jules Reboul, etc., on a vu sortir quelques jeunes
ou inconnus qui furent remarqués : ne citons
que Charles Desse avec Fil à fil et Robert Brassy, dont La
Petite musique
indique un tempérament, et surtout Julien Blanc,
avec cette magnifique autobiographie intitulée Seule
la vie… que
toute la critique a salué comme une révélation. Au
moment où j’écris ces lignes, on annonce la
parution de romans de Ludovic Massé, de Lucien
Gachon, de Léon Gerbe. La littérature
prolétarienne, on le voit, n’est pas morte.