Depuis quelque temps voici reparaître le signet
chez les bons libraires et dans les boutiques
d'art ou à prétentions artistiques. Tels de ces
signets, ou, plus exactement, tels des objets
qu'on leur attache, soit en ivoire
ou en corne, soit en ambre ou en métal précieux,
sont de menues œuvres d'art, et, parfois, de très
beaux bijoux. Que les dames qui se persuadent
d'aimer les livres se réjouissent donc. Les
bibliophiles, eux, resteront insensibles à ce
renouveau d'un luxe oublié. On trouve, dans le
Larousse, cette définition du signet :
« Petit ruban attaché à la tranchefile d'un
livre et qui sert à marquer l'endroit où l'on a
interrompu sa lecture. » Mots fallacieux. La
véritable définition du signet est celle-ci :
« Petit ruban absolument inutile que les
relieurs ont la manie de placer dans les livres,
auquel on ne touche jamais, et que l’on retrouve
plié, à l'endroit où le relieur l'a mis, pour le
plus grand dommage du volume où sa forme s'est
incrustée. » Il n'y a pas d'exemple, en
effet, qu'un signet ait jamais servi à quelque
chose sinon à détériorer un ouvrage, et, d'une
manière générale, les belles reliures ne
comportent pas de signet à cause de ce petit
inconvénient. À plus forte raison un vrai
bibliophile réprouvera-t-il ces sortes de
pendentifs des livres.dont la mode s'annonce.
Si l'on interroge le
passé, d'ailleurs, on découvre aussitôt
l'absurdité de placer dans un livre moderne des
rubans à bijoux et à colifichets. Le signet,
jadis, n'était destiné qu'aux bréviaires, aux
évangéliaires, aux livres d'heures, aux missels,
et son usage remonte aux cérémonies de l'église
catholique. Il s'agissait là, tout simplement,
d'un moyen commode de découvrir l'oraison, la
prière, l'évangile cherchés. Missels et livres
d'heures, en sortant des mains des calligraphes et
des enlumineurs, étaient confiés aux orfèvres qui
prodiguaient sur les plats et les fermoirs les
émaux, les cabochons de turquoises et de rubis.les
clous d'or et de vermeil, et réalisaient des
œuvres d'une inestimable valeur, d'une valeur
telle que l'on jugeait nécessaire de les enfermer
dans de splendides cassettes ou des étuis
magnifiquement brodés. Il était naturel qu'à
l'opulence de ces ouvrages s'ajoutât le luxe des pippes, c'est-à-dire des
tiges légères, faites de métal ou de pierre
précieuse, auxquelles on attachait les
« signeaux » ou signets. […] Le plus
souvent, on fixait à l'extrémité des signets une
perle ou un rubis, de même qu'aux lanières ou
« tiroirs » qui terminaient les
fermoirs, et qui étaient ou des rubans de soie
ou des chaînettes d'or. […]
Il y aurait aussi un chapitre, très amusant
celui-ci, et parfois émouvant, à composer sur les
signets qui n'en sont pas. Par quel mystère et
bizarre habitude, au lieu de se servir du ruban du
relieur, met-on dans ses livres, en guise de
remarques, des lettres, des enveloppes, des
factures, des cartes de visite, des bandes de
journal et vingt paperasses absurdes et
hétéroclites ? Nul ne dira les méfaits des
distractions commises de la sorte, combien de
ménages en furent troublés, le nombre des amants
qu'elles réduisirent au désespoir et les
révélations cocasses ou tragiques qu'elles
produisirent. Le signet joue un grand rôle, - et
si commode, - dans le roman, le théâtre et au
cinéma. Il est à lui seul un ressort dramatique
d'inépuisable ressource et le truchement obligé
des amoureux d'un bon nombre d'ouvrages de dames.
Les dames, quand elles ne les brodent pas ou
dédaignent de les confectionner au petit point,
usent et abusent des signets dans leurs romans. Le
portrait-signet, surtout, a engendré, dans la
littérature, une série de désastres et d'idylles,
et il serait piquant d'en relever le nombre. […]
M. de Solenne,
bibliophile célèbre et qui avait su réunir une
incomparable bibliothèque, ne manquait ni
d'excentricité ni de bizarres manies. L'une d'elles
consistait à marquer ses livres avec des billets de
banque qu'il se dépêchait d'oublier. À la mort du
collectionneur les héritiers renseignés s'avisèrent
qu'il ne serait peut-être pas inutile de consulter
les ouvrages de la bibliothèque, voire que leur
lecture pouvait devenir singulièrement attachante,
Il y avait quinze mille volumes à collationner. Paul
Lacroix ou le bibliophile Jacob, chargé de ce
gigantesque travail, se mit à l'œuvre, et
feuilletant, examinant, il ne découvrit pas moins de
trois cent mille francs…