Éditions PLEIN CHANT
Marginalia




   Le   signet   

Extraits d'un article par Albert de Bersaucourt


15 avril 1921




     Depuis quelque temps voici reparaître le signet chez les bons libraires et dans les boutiques d'art ou à prétentions artistiques. Tels de ces signets, ou, plus exactement, tels des objets qu'on leur attache, soit en  ivoire ou en corne, soit en ambre ou en métal précieux, sont de menues œuvres d'art, et, parfois, de très beaux bijoux. Que les dames qui se persuadent d'aimer les livres se réjouissent donc. Les bibliophiles, eux, resteront insensibles à ce renouveau d'un luxe oublié. On trouve, dans le Larousse, cette définition du signet : « Petit ruban attaché à la tranchefile d'un livre et qui sert à marquer l'endroit où l'on a interrompu sa lecture. » Mots fallacieux. La véritable définition du signet est celle-ci : « Petit ruban absolument inutile que les relieurs ont la manie de placer dans les livres, auquel on ne touche jamais, et que l’on retrouve plié, à l'endroit où le relieur l'a mis, pour le plus grand dommage du volume où sa forme s'est incrustée. » Il n'y a pas d'exemple, en effet, qu'un signet ait jamais servi à quelque chose sinon à détériorer un ouvrage, et, d'une manière générale, les belles reliures ne comportent pas de signet à cause de ce petit inconvénient. À plus forte raison un vrai bibliophile réprouvera-t-il ces sortes de pendentifs des livres.dont la mode s'annonce.

Si l'on interroge le passé, d'ailleurs, on découvre aussitôt l'absurdité de placer dans un livre moderne des rubans à bijoux et à colifichets. Le signet, jadis, n'était destiné qu'aux bréviaires, aux évangéliaires, aux livres d'heures, aux missels, et son usage remonte aux cérémonies de l'église catholique. Il s'agissait là, tout simplement, d'un moyen commode de découvrir l'oraison, la prière, l'évangile cherchés. Missels et livres d'heures, en sortant des mains des calligraphes et des enlumineurs, étaient confiés aux orfèvres qui prodiguaient sur les plats et les fermoirs les émaux, les cabochons de turquoises et de rubis.les clous d'or et de vermeil, et réalisaient des œuvres d'une inestimable valeur, d'une valeur telle que l'on jugeait nécessaire de les enfermer dans de splendides cassettes ou des étuis magnifiquement brodés. Il était naturel qu'à l'opulence de ces ouvrages s'ajoutât le luxe des pippes, c'est-à-dire des tiges légères, faites de métal ou de pierre précieuse, auxquelles on attachait les « signeaux » ou signets. […] Le plus souvent, on fixait à l'extrémité des signets une perle ou un rubis, de même qu'aux lanières ou « tiroirs » qui terminaient les fermoirs, et qui étaient ou des rubans de soie ou des chaînettes d'or. […]

     Il y aurait aussi un chapitre, très amusant celui-ci, et parfois émouvant, à composer sur les signets qui n'en sont pas. Par quel mystère et bizarre habitude, au lieu de se servir du ruban du relieur, met-on dans ses livres, en guise de remarques, des lettres, des enveloppes, des factures, des cartes de visite, des bandes de journal et vingt paperasses absurdes et hétéroclites ? Nul ne dira les méfaits des distractions commises de la sorte, combien de ménages en furent troublés, le nombre des amants qu'elles réduisirent au désespoir et les révélations cocasses ou tragiques qu'elles produisirent. Le signet joue un grand rôle, - et si commode, - dans le roman, le théâtre et au cinéma. Il est à lui seul un ressort dramatique d'inépuisable ressource et le truchement obligé des amoureux d'un bon nombre d'ouvrages de dames. Les dames, quand elles ne les brodent pas ou dédaignent de les confectionner au petit point, usent et abusent des signets dans leurs romans. Le portrait-signet, surtout, a engendré, dans la littérature, une série de désastres et d'idylles, et il serait piquant d'en relever le nombre. […]

      M. de Solenne, bibliophile célèbre et qui avait su réunir une incomparable bibliothèque, ne manquait ni d'excentricité ni de bizarres manies. L'une d'elles consistait à marquer ses livres avec des billets de banque qu'il se dépêchait d'oublier. À la mort du collectionneur les héritiers renseignés s'avisèrent qu'il ne serait peut-être pas inutile de consulter les ouvrages de la bibliothèque, voire que leur lecture pouvait devenir singulièrement attachante, Il y avait quinze mille volumes à collationner. Paul Lacroix ou le bibliophile Jacob, chargé de ce gigantesque travail, se mit à l'œuvre, et feuilletant, examinant, il ne découvrit pas moins de trois cent mille francs…



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