Éditions PLEIN CHANT

Marginalia

23 mai 2014

Le genre et l'amour, le genre de l'amour



On sait que la conception et la naissance du Dictionnaire de l’Académie Françoise furent laborieuses. Après la sortie de la première édition, en 1696, parut un libelle, bien sûr anonyme : L'Apotheose du Dictionnaire de l'Academie et son expulsion de la region celeste. Ouvrage contenant cinquante Remarques critiques sur ce Dictionnaire. Ausquelles on a joint cinquante autres sur divers celebres Auteurs (La Haye, chez Arnout Leers, Imprimeur & Marchand Libraire, 1696). On lisait, p. 8 :

« Quand on vient à penser que cet Enfant a été non pas neuf mois, non pas neuf ans ; mais cinquante ans dans le ventre de l’Académie sa Mere, on ne peut s’empêcher de croire qu’il n’y ait quelque chose de divin, & de surnaturel dans sa production ». L’auteur, peu conventionnel, remarquait, dans une note sur le mot chemise (p. 13), que les académiciens du dictionnaire avait oublié, au mot Chemise, « chier dans sa chemise ».

L’auteur ne pouvait pas ne pas mettre son grain de sel sur le mot Amour, et il faut reconnaître qu’il trouva une première phrase accrocheuse (p. 124) : « Ce mot est aussi bijarre dans son genre, que ce qu’il signifie l’est dans ses effets ». Puis il continue, mais en se limitant au domaine linguistique :

« Il est masculin & feminin au singulier, mais beaucoup plus souvent masculin. Ainsi l’on dit l’amour divin, l’amour sacré, non l’amour divine, l’amour sacrée. L’amour divin doit être gravé dans nos cœurs, non gravée. On dit l’amour paternel, l’amour conjugal, non l’amour paternelle, l’amour conjugale, comme a écrit Furetiere dans cette phrase, l’amour paternelle & l’amour conjugale, sont les plus violentes amours. Et ce qui l’a fait donner dans cette erreur, est que ce mot étant feminin au pluriel, il a crû qu’il le devoit faire en cette occasion feminin au singulier, pour rendre la phrase congruë. Or, il est à remarquer que le même mot d’amour est féminin au pluriel, quoiqu’il soit masculin au singulier : car nous disons, ce sont les [ses] premieres amours, il n’y a point de laides amours.
Cette distinction étant présupposée, quoiqu’il y ait de l’incongruité dans la phrase, il faut dire l’amour paternel, & l’amour conjugal sont les plus violentes amours, ou du moins il vaut mieux dire, sont les plus violens amours, que de dire, l’amour conjugale, l’amour paternelle, pour l’ajuster avec violentes.
La construction irreguliere de cette phrase, l’amour paternel & l’amour conjugal sont les plus violentes amours, n’est pas hors d’exemple, puisque nous disons bien, il y a de certaines gens qui sont bien sots, et non sottes. Ce sont les meilleures gens qu’on ait jamais vûs, & non vûes. »

Si les remarques de la satire sur l’usage valent ce qu’elles valent, puisque la langue prônée par un dictionnaire se conforme à l’usage du temps – sans se défendre de critiques –, elles nous font rêver sur un amour qui serait masculin c’est-à-dire, si l'on assimile  grammaire et physiologie, propre aux hommes, mais aussi singulier, en prenant le mot singulier non pas au sens que lui donne la grammaire, mais à celui, normatif et moral, qui nous le fait entendre comme signifiant quelque chose de bizarre, d'étrange, – et curieusement, on trouve le mot bijarre de L’Apothéose du Dictionnaire. Les amours féminines, réservées aux femmes, seraient plurielles, au sens de nombreuses, répétées, et cela, par nature.

Conclusion : sous peine d’absurdités, il vaut mieux ne pas assimiler systématiquement le genre grammatical et le genre sexuel.
Passons à la suite.
L’opinion publique est prise, depuis un certain temps déjà, du désir de féminiser sinon le plus de mots possible, au moins ceux qui désignent une profession ou un métier. En 1696, les grammairiens se posaient déjà la question, ou presque. On lit, toujours dans L’Apothéose du Dictionnaire (p. 127) :

« Richelet dit, la grêle est l’avant-coureur de la gelée ; & ensuite dans le mot d’avant-courriere, il dit, l’Aurore est l’avant-courriere du Soleil.
Par ce dernier exemple, paroissant que le feminin d’avant-coureur est admis dans la Langue Françoise, il falloit donc par cette raison dire que la grêle est l’avant-courriere, & non l’avant-coureur de la gelée. Cette maniere de parler pourroit passer, si avant-coureur n’avoit point de feminin, comme le mot de témoin : car faute de feminin, nous disons, cette femme est témoin de cela ; mais avant-coureur ayant un feminin par le propre aveu de Richelet, il falloit donc avoir dit, la grêle est l’avant-couriere de la
gelée. »

Peut-être, avec un peu plus d’imagination langagière, comme en eut Richelet, nos contemporains auraient-ils pu éviter les horribles mots professeure, écrivaine, bien d'autres encore. Et pourquoi ne pas explorer et augmenter le domaine des épicènes ?



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