Éditions PLEIN CHANT

Marginalia


26 avril 2014




Quelques états d’âme de censeurs au dix-huitième siècle







Mémoires secrets de Bachaumont. 15 Décembre 1778. M. de Cailhava ne renonce point à faire recevoir sa comédie des Journalistes : il prétend l’avoir présentée successivement à quatre Censeurs qui tous l’ont trouvée très jouable, mais par crainte du ressentiment des Aristarques baffoués, n’ont osé signer leur approbation. Le Poëte cherche aujourd’hui des protecteurs à la cour & sollicite un ordre du Roi qui mette l’approbateur à couvert ; il a eu recours au Comte Jules de Polignac.

Mémoires secrets de Bachaumont. 3 Juin 1782. On a parlé d’une comédie de M. Cailhava, intitulée les Journalistes anglois, reçue aux François le 21 Juillet 1778 ; mais qu’il y eut défense de jouer & même d’imprimer. Les obstacles viennent de cesser, & l’Auteur espere obtenir bientôt son tour.

  Cailhava (Jean-François Cailhava de L'Estandoux ; 1731-1813) donnait des détails dans la préface de la pièce imprimée en 1782 (Paris, chez la Veuve Duchesne, Libraire) : « Elle fut reçue le 21 Juillet 1778, & elle auroit paru tout de suite, si quelques uns de nos Messieurs des Mille & un Journaux, n’eussent pas essayé de prouver par mille & une raisons, que […] ce seroit un crime affreux, un attentat contre les loix & les bonnes mœurs, de railler en public des personnes accoutumées par état à déchirer périodiquement tout le monde. »
 
La comédie fut représentée pour la première fois sur le Théâtre de la Nation [la Comédie-Française] le samedi 20 juillet 1782. Après la première représentation, Cailhava modifia le texte pour tenir compte des avis du public, et la version remaniée fut jouée dès le lundi 22.
  Dans la pièce, les journalistes (anglais pour la forme, en réalité français) étaient traités
d’« Ecrivains faméliques qui se vendent à l’avidité d’un Libraire, lui promettent de faire assaut d’injures, & tiennent boutique ouverte d’éloges & de critiques ». Leurs analyses critiques étaient qualifiées de « ramas des barbouilleurs au mois, à la semaine, à la journée ». Les journalistes s’injuriaient entre eux : « N’avez-vous pas dit, vous, que j’étais le fléau de la littérature ? », demandait l’un d’eux, qui s’entendait répondre : « Vous que j’étois sans goût ». Le directeur du journal reçoit dans le même paquet une énigme et un chapon : « Imprimez », ordonne-t-il.




De Paris, le 6 juin 1781. M. Mercier le Dramaturge vient de faire imprimer dans le pays étranger, un ouvrage satyrico-philosophique, intitulé : le Tableau de Paris ; & un Libraire de cette ville en a fait venir deux ou trois cents exemplaires. La police en a été instruite. On a saisi les livres & emprisonné le contrevenant ; on l’a même interrogé pour savoir le nom de l’auteur : mais le généreux libraire a constamment refusé de le déclarer. M. Mercier n’a pas voulu lui céder en héroïsme : il a pris un exemplaire de son livre dans sa poche et a été le présenter à l’audience du lieutenant de Police. « Monsieur, lui a-t-il dit, j’ai appris que vous cherchiez l’auteur de cet ouvrage : voici en même temps le livre et l’auteur. » Le lieutenant de Police surpris n’a pu se défendre de quelque intérêt pour un si galant homme. Il est entré en discussion avec lui et lui a promis de présenter l’affaire à M. de Maurepas sous le jour le plus favorable. On assure que par ce moyen elle n’aura pas de suite et que M. Mercier en sera quitte pour faire mettre des cartons à quelques exemplaires, tandis que les autres seront débités en secret tels qu’il les a composés.
(
Correspondance secrète, politique & littéraire [par Métra, Guillaume Imbert de Boudeaux, et alii], tome onzième, Londres, chez John Adamson, 1788, p. 285.)

  Tableau de Paris
parut sans nom d'auteur, en 1781 (Hambourg chez
Virchaux ; Neufchâtel, chez Samuel Fauche). Le lieutenant de police était Jean-Charles-Pierre Lenoir,  en place depuis 1774.





Quand Saineville avait tout de même quelque scrupule à donner son approbation officielle de censeur, il concluait ainsi à propos des Observations de Mably sur le Gouvernement et les lois des États d’Amérique, où étaient exposés le déisme et la théorie de la tolérance : « Quelque plaisir que j’aie eu à lire ce livre, je ne puis l’approuver comme censeur (même, pour une permission tacite). C’est à Monseigneur à voir jusqu’à quel point il peut fermer les yeux… Cet ouvrage, fût-il expressément défendu, n’en pénétrera pas moins.
(Jean-Paul Belin, Le Commerce des livres prohibés à Paris de 1750 à 1789. Paris, Belin frères, Libraires-Éditeurs, 1913, p. 32.)
 
  Des Observations sur le gouvernement et les lois des Etats-Unis d'Amérique, par M. l'abbé de Mably (Gabriel de Mably) on connaît, en
1784, deux éditions à l’étranger : Hambourg, Chez J.G. Virchaux, Imprimeur-Libraire ; Amsterdam, chez J.F. Rosart & Comp. Une seconde édition parut, toujours en 1784, Amsterdam et Paris, Hardouin.
  Les permissions tacites
demandaient l’approbation d’un censeur ; elles étaient portées sur le manuscrit, ou un exemplaire imprimé, mais jamais imprimées à la fin des ouvrages. Le censeur ne donnait pas son nom pour échapper aux sollicitations de ceux qui auraient eu à se plaindre du livre.



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