Éditions PLEIN CHANT


Marginalia


11 janvier 2014


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L'écrit & l'écran

Travaux pratiques

  


Octave Uzanne (1851-1931) proposa, en une vente mémorable à l'Hôtel Drouot, vendredi 2 et samedi 3 mars 1894, une grande part de sa bibliothèque. Comme de coutume, la vente fut précédée d'un catalogue dont chacun des numéros était assorti d'un commentaire, par Uzanne lui-même. Titre de couverture : Quelques-uns des livres contemporains en exemplaires choisis, curieux ou uniques Tirés de la Bibliothèque d'un Écrivain et Bibliophile parisien Et qui seront livrés aux enchères les 2 et 3 Mars 1894.

Je consulte le catalogue numérisé de la BnF, qui m'apprend qu'un premier exemplaire a été volé. La bibliothèque, heureusement, en possédait un autre, mis à la disposition du public du rez-de-chaussée.

N'ayant aucun goût pour l'anxiogène bâtiment de Tolbiac, je cherche sur Internet. Le livre est numérisé, j'enregistre ce livre-google. Voici l'adresse, pour que vous regardiez et souffriez avec moi :

https://archive.org/stream/notespourlabibl00uzangoog#page/n0/mode/2up

Le livre, ou plutôt sa reproduction, commence par la page de titre :







Tiens ! Pas de couverture. La couverture d'un livre lui appartient,  non ? et fait partie de son être physique. Entre temps, le vérificateur orthographique automatique m'apprend que "Uzanne" est mal orthographié, et doit être remplacé par "Suzanne". J'ignore, et faisant contre mauvaise fortune bon cœur, je clique et reclique sur le simulacre de livre pour tourner les pages d'une manière qui me paraît bête, sinon abrutissante. J'essaie Gallica. J'ai droit à la couverture, mais obscure, indistincte. Je fais défiler les pages, agissant toujours en automate, cette fois verticalement, si bien que me voici de retour à la lecture des rouleaux de l'Antiquité, en leur temps déjà fort incommode. Que ce soit dans l'un ou l'autre de ces objets durs et froids, j'ai trouvé ce que je cherchais, mais je reste insatisfaite, indignée des gestes mécaniques qui viennent de m'être imposés. Lorsque je lis un vrai livre, je tourne aussi les pages machinalement, et parfois, même, deux pages restent collées – un défaut inexistant dans un livre numérisé diront les progressistes. Certes, mais lorsque je veux revenir en arrière à telle page dont j'ai besoin  pour comprendre la page que je suis en train de lire, je sais, en gros, où elle se trouve, je tourne par paquets de feuilles et, parfois, je m'attarde çà et là en une lecture buissonnière qui m'ouvre des chemins restés ignorés lors de la première lecture. Impossible de "lire" ainsi un livre mécanisé qui sollicite mon attention  tout entière pour cette opération d'une bêtise absolue : cliquer, et cliquer dans l'ordre des pages, l'une après l'autre.
 

Après cette expérience malheureuse, je n'ai qu'un seul désir : acheter le livre, un vrai livre à toucher, à feuilleter, à ouvrir sans la prothèse de l'ordinateur. Par le biais d'Internet dont nul ne peut nier l'efficacité marchande, je reçois par la poste, quelques jours plus tard, mon livre. Il a été relié à la Bradel, pour le commandant Servant, un Breton, tirailleur dans les régions d'Oran et de Constantine qui, tout militaire qu'il était, trouvait sa consolation dans le travail et la solitude puisqu'il avait choisi la devise : IN LABORE ET SOLITUDINE SOLAMEN. Ci-dessous, Edgar Servant en uniforme, sur son ex-libris démesurément agrandi pour être bien lisible :


Le commandant bibliophile vendra sa bibliothèque en 1916.

Revenons à Octave Uzanne ; voici deux reproductions d'après le vrai livre-catalogue de vente : la couverture – enfin –, et la page de titre.

 
 


Un libraire a pris le soin d'inscrire de brèves notations au crayon, la reproduction respecte le travail du metteur en page qui a fait alterner, pour la seule esthétique, le noir et le rouge. En un mot, les signes de la main et de l'esprit humain, source minuscule, source malgré tout d'histoire, demeurent.

Ce genre de catalogue se lit comme on lit un livre, d'autant plus que l'auteur s'est laissé aller à quelques confidences, ainsi au n° 282, page 95 :

   

Louvet de Couvray. Les Aventures du chevalier de Faublas, nouv. édit. ornée de 8 gravures sur acier, d'après les dessins de Marillier, Blanchard, etc. Bruxelles, Rozez, 1869, 4 tom. en 2 vol. in-12, titre r. et n., demi-rel. dos et coins de mar. orange, fil., tête dor., non rog.


La date porte 1869…… En ce temps-là… au collège Rollin… chez les grands, on se passait Faublas, très excité par les anodines polissonneries du personnage alors entrevu à travers les travestis androgynesques et inquiétants de la vieille Dejazet.
Une édition belge introduite à l'Étude…… la peur du pion, la forfanterie de l'adolescent, tout cela revient à la mémoire du Bibliophile qui liquide cet exemplaire de pupitre, qu'on se passait de main en main comme un cigare prohibé ou un bonbon à la cantharide, avec des
chut ! significatifs, par effroi de la confiscation du chien de cour. – Faublas ! c'est bien le roman opéra-comique, collégiaque et conventionnel* comme l'auteur qui en dota notre humanité toujours amoureuse des primitifs prurits – mais combien dépassé, ce roman, par la littérature de ce temps !

*Jean-Baptiste Louvet (1760-1797) , dit Louvet de Couvray, parfois Louis du Loiret, fut commis chez le libraire-imprimeur Louis-François Prault, quai des Grands-Augustins. En 1787, il publie Une année de la vie du chevalier de Faublas (Londres et Paris, l'auteur, 1787,  5 tomes en 2 vol. in-12). Partisan de la Révolution, il appartient au club des Jacobins, puis est élu à la Convention, en 1792, en tant que député du Loiret. Proscrit pour s’être opposé à Robespierre, il se retire en Suisse, revient à Paris en octobre 1794, ouvre une librairie-imprimerie au Palais-Royal, siège de nouveau à la Convention, dont il sera élu président. Sous le Directoire, il est nommé consul à Palerme, mais malade, il ne  peut exercer ses fonctions et meurt, âgé de trente-sept ans.


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Pierre Alibi.

   

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