On
penserait volontiers que le terme apocryphe, appliqué à un livre, ne
peut qu’inciter à l’ignorer, et pourtant, non.
Voici, trouvé par hasard chez un libraire
d’occasion, Nouveaux Mémoires secrets
et inédits, historiques,
politiques, anecdotiques et littéraires, du
baron de Grimm, agent, à Paris, de la Cour de
Russie et de Pologne, ou Chronique curieuse des
personnages célèbres qui ont illustré le siècle
dernier, suivie de la relation de ses voyages,
deux volumes in-8°, publiés en 1834 par l’éditeur
Lerouge-Wolf, Paris, 23 rue de l’Odéon.
« Nouveaux »
Mémoires, car en 1829 ou
1830 (le livre parut, semble-t-il, en 1829, daté
de 1830), les lecteurs disposaient de l’ouvrage
intitulé Mémoires politiques et
anecdotiques, inédits, du baron de Grimm…, depuis l’année 1743
jusqu’en 1789, traduits de l’allemand par
M. Zinmann, Paris, Le Rouge-Wolff – on notera la
graphie différente du nom – , libraire,
23 rue de l’Odéon, lui aussi en deux volumes
in-8°. En réalité, ces « Nouveaux »
Mémoires n’avaient rien de nouveau, puisque
l’éditeur s’était contenté de reprendre la version
antérieure, dont le titre renvoyait de manière
équivoque, à la fois implicite et affichée, à la
Correspondance littéraire, philosophique
et critique, par
Grimm et
quelques autres, cet ouvrage en plusieurs volumes
à l’histoire éditoriale chaotique, mais bien connu
des dix-huitiémistes au début du dix-neuvième
siècle
– rappelons que Friedrich Melchior
Grimm mourut en 1807 et
que la Correspondance parut pour la
première
fois en 1812. L’équivoque
volontaire du titre des Mémoires de
1829-1830, calqué sur celui
de la Correspondance… du baron de
Grimm tout en annonçant des
Mémoires,
du
même baron de Grimm, se précisait dans
une « Vie du baron
de Grimm »,
qui
introduisait le livre :
« Nous nous empressons de prévenir les
lecteurs que ces mémoires sont exclusivement
historiques, et n’ont de commun avec la Correspondance
littéraire que
le nom de l’auteur », ce à quoi l’auteur de
la notice, bien décidé à vendre sa marchandise
sous le drapeau conquérant de Grimm,
ajoutait : « Ces mémoires deviennent
indispensables à ceux qui ont la Correspondance
littéraire,
dont ils sont le complément nécessaire ». Et
sans vergogne, l'auteur de ces prétendus Mémoires
inédits usurpait la place de Grimm pour narrer une
vie par lui reconstituée, s’exprimant à la
première personne comme l'aurait fait Grimm s'il
avait écrit ses mémoires : « Je
dirai ce que j’ai vu. Je ne tairai que ce qu’il
importe peu de faire connaître » (t. I,
p. 12).
Un critique littéraire (Revue
encyclopédique…
par une réunion de membres de l’Institut et
d’autres hommes de lettres [H.-L. Carnot, A.
Jullien, P. Leroux], Paris, octobre-décembre 1829,
t. 44, p. 751), rendait compte des Mémoires
inédits du baron de Grimm
dès sa parution, en des propos qui restent
pertinents aujourd’hui encore :
« Montrez à un connaisseur un ballot de
papier ; il verra de suite à l’épaisseur, à
la qualité, à la teinte particulière des feuilles,
de quelle manufacture elles sont sorties : il
en est de même de tous ces Mémoires [les Mémoires
apocryphes du temps] ; ils ont entre eux un
air de parenté, une solidarité d’opinions et de
style qui ne peuvent tromper : on sent qu’ils
ont été faits sur le même métier, dans le même
atelier, sous le même toit. Pourtant, il faut
rendre justice à ceux du baron de Grimm : ils
sont amusans, et en cela l’emportent sur beaucoup
d’autres. Quant à leur authenticité, demandez à
l’éditeur : sans doute il en aura conservé le
manuscrit, comme devait faire un autre éditeur
pour ceux de Gabrielle d’Estrées [Mémoires
de Gabrielle d’Estrées, Mame et
Delaunay-Vallée, 1829, 4 vol. in-8°, attribués à
Paul Lacroix qui a signé l’avant-propos de ses
initiales, P.L.J, pour Paul Lacroix Jacob].
D’ailleurs, leur intérêt politique est nul. Peu ou
point de renseignemens nouveaux, mais abondance
d’anecdotes, de récits piquans, de noms fameux
jetés au travers de chaque page, et de plus, un
style assez vif et élégant, voilà tout ce qu’il
faut pour avoir, dans notre siècle, des lecteurs,
trois mois de vogue, et l’oubli ».
La deuxième parution des
Mémoires secrets et inédits… sous le titre Nouveaux Mémoires
secrets et inédits,
identique à la première par le corps du texte,
s’en distinguait par la présentation matérielle.
Quant à Monsieur Zinmann il avait disparu, mais
l'on saura tout sur lui, grâce aux
Supercheries littéraires dévoilées de Quérard (G.-P.
Maisonneuve & Larose, t. II,
col. 217, fac-similé 1964). Entrée GRIMM :
« Ces "Mémoires" inédits sont, comme tant
d’autres publiés à la même époque, apocryphes. Le
prétendu traducteur, M. Zinmann, est tout
simplement M. Dufey (de l’Yonne), connu par
d’autres ouvrages ». Pierre-Joseph-Spiridion
Dufey (1770-1854), avocat et homme de lettres
éclectique, avait glané les matériaux de sa
rédaction non seulement dans la Correspondance
littéraire, philosophique et critique de Grimm et les autres,
mais encore dans les Mémoires secrets de Bachaumont, L’Espion
dévalisé
(Baudouin de Guémadeuc, 1782), des œuvres
posthumes de d’Alembert, des lettres apocryphes de
Madame de Pompadour – Maurice Tourneux
l’apprit à ses lecteurs dans son édition de la Correspondance
littéraire, philosophique et critique par Grimm,
Diderot, Raynal, Meister, etc., revue sur les
textes originaux… (Garnier frères, 1882,
t. XVI, p. 266), mais bien avant lui Cousin
d’Avalon,
auteur en 1813 de
Grimmiana ou
recueil des Anecdotes, Bon mots, Plaisanteries de GRIMM,
avec les Pensées, Maximes et Jugemens de ce
Philosophe,
extraits tant de sa correspondance que de
celle de LA HARPE, des mémoires et
brochures de ce temps… (Paris, J.M. Davi et Locard),
avait
souligné dans sa préface la présence dans la Correspondance
littéraire d'emprunts aux Mémoires
secrets de
Bachaumont, à L’Espion anglais, à des almanachs littéraires
ou des anas dont il ne donnait pas les titres –
une information
reprise
page 131, en note. Comment distinguer les emprunts
de
Grimm
ou de
ses correspondants aux ouvrages cités
et ceux du seul Dufey ?
Alors que la présentation matérielle du livre était en 1829-1830
tout ce qu'il y a de plus sobre, elle s'était,
en 1834, romantisée, non qu'elle fût
originale, mais parce qu'elle donnait l'image
d'un livre romantique tel qu'il devait depuis
presque dix ans déjà se montrer,
typographiquement parlant, pour séduire le
plus possible de lecteurs potentiels. On a vu
plus haut, reproduite, la page de titre en
1834, la voici à côté de celle de la première
édition :
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La fantaisie
de la page de 1834, avec son début
de titre en demi-cercle,
le
mélange de caractères, les uns
gothiques, les autres traditionnels
et sobres, sa vignette
macabre, applique des
poncifs romantiques. L'emploi de caractères
gothiques était devenu presque obligatoire,
Tony
Johannot était recherché pour ses
illustrations de livres – la vignette,
gravée par Porret, lui appartient. Le
genre macabre étant à la mode, l’éditeur avait
sélectionné une gravure donnant à voir
Marat assassiné dans son bain et contemplé par
un jeune républicain méditatif. Dans le genre macabre, les
lecteurs connaissaient déjà, entre autres,
(voir ci-dessous, à droite) la
vignette de titre, par Tony Johannot, de Louisa
ou les douleurs d’une fille de joie, par l’abbé Tiberge
(Hippolyte Regnier d'Estourbet), Paris, N.
Delangle, 1830.
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À vrai dire, l’éditeur
des Nouveaux Mémoires secrets et
inédits alla
bien plus loin dans le plagiat que ceux qui
suivaient simplement la mode : il avait
emprunté
la vignette de Tony Johannot à Paul
Briolat, par
Merville (Pierre-François Camus, 1785-1853),
Paris, B. Renault, 1831, où elle se trouve
deux
fois, sur la couverture puis sur la page
de titre.
Marat étant un des personnages du livre, elle
paraissait toute naturelle, tandis que dans les
Nouveaux Mémoires
secrets et inédits, le nom de
Marat n'apparaît jamais et, objection supplémentaire,
l’année de l’assassinat,
1793, est postérieure à la période couverte par
l’ouvrage, 1743-1789.
Moralité :
Ne dédaignons pas a priori
les ouvrages apocryphes, qui peuvent nous
entraîner vers d’autres livres, mais surtout
montrer sur pièce les pratiques d'éditeurs qui
suivent la mode (typographique) pour mieux
accrocher le client et non par goût
artistique, permettant par là,
sans le savoir, aux historiens du
livre de mieux
cerner l’esprit et les
pratiques d’un époque, en l’occurrence la période
romantique.