Éditions PLEIN CHANT

M a r g i n a l i a

12 octobre 2016






















Des titres






rien que des titres

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TITRES À LA FOIS IMAGINAIRES ET SIGNIFIANTS

Une brochure anonyme de 39 pages, attribuée au chevalier de Neufville de Brunaubois Montador (1707-1770?), ingénieur à Besançon : La Nouvelle Astronomie du Parnasse François, ou l'apothéose des écrivains vivans dans la présente Année 1740 (Au Parnasse, chez Vérologue, seul Imprimeur d’Apollon pour la Satyre en prose), 1740, proposait un facétieux « Catalogue des livres qui paroîtront dans l’année 1740 », énumérant les titres imaginaires d’ouvrages que publieraient quelques auteurs ayant donné au public de vrais livres. Ces titres inventés par le chevalier équivalaient à des jugements littéraires, et surtout leur nature de titre autorisait des critiques que personne n’aurait pu se permettre d’offrir au public sous la forme de phrases non codées.

Selon un classement assez désordonné viennent en premier lieu les titres proposés aux Académiciens, suivis par ceux des censeurs des livres, et ceux, enfin, des auteurs, tel « Monsieur Prévost », entré dans l’histoire littéraire pour Manon Lescaut (Histoire du chevalier Des Grieux, et de Manon Lescaut) et Cleveland (Le Philosophe Anglois, ou histoire de Cléveland, 1741, 6 vol. in-12), invité à écrire L’Itinéraire des Bénédictins depuis Paris jusqu’à Londres et Le Moine défroqué, & le Soldat déserteur – deux titres décrivant la vie d’Antoine François Prévost (1697-1763), militaire à seize ans, déserteur, devenu jésuite et finissant par se défroquer pour mener une vie de libertin, se faisant ensuite bénédictin, se défroquant à nouveau, se réfugiant à Londres, gagnant ensuite la Hollande. On rencontre le Père Boujeant (Bougeant), Jésuite, le Révérend Père La Neufville, l’abbé Gyot Des Fontaines (Guyot Desfontaines), l’abbé Pellegrin, le marquis d’Argens, symbolisé par deux titres : « Preuves de la vérité de l’Histoire du Juif errant, en six vol. in-12 », allusion aux Lettres juives, et « Nouvelle Chronique scandaleuse Salmigondis de Bayle, Brantôme, l’Aretin, & autres Auteurs de même genre », référence aux Mémoires secrets de la République des lettres, ou le Théâtre de la vérité (Amsterdam, J. Desbordes [La Haye, J. Neaulme]), dont le premier volume parut en 1737.

En représentant Gayot de Pitaval par le titre « Méthode pour continuer un Ouvrage à l’infini, 18 vol. in-12 », le chevalier de Neufville rappelait la série des Causes célèbres et intéressantes avec les jugemens qui les ont décidées dont une série de 16 volumes in-12 était parue en deux ans, de 1738 à 1740. On passe sous silence bien d’autres auteurs nommés dont il faut reconnaître que beaucoup nous sont inconnus.

Sous Louis XV, la censure des livres dépendait du chancelier qui choisissait les censeurs, dont le rôle consistait à déterminer si les livres proposés ne contenaient rien de contraire à la religion, au gouvernement et aux mœurs, et en aucun cas à juger de leur valeur littéraire. La tâche, sans exiger de grandes compétences, demandait de nombreux exécutants, et le censeur la sous-traitait, comme on ne disait pas encore, de préférence à ses amis ou aux amis de ses amis en quête d’un revenu, si modeste fût-il. Les gens de lettres, de leur côté, refusaient de dépendre de précepteurs, d’abbés du bas de la hiérarchie ecclésiastique, de secrétaires, d'où leur hargne contre les censeurs. D’autre part, certains censeurs étaient à la fois hommes de lettres actifs et censeurs, tel, par exemple, Crébillon fils – mais en 1759, bien après La Nouvelle Astronomie du Parnasse François, où il est cependant présent (p. 32), par le biais d’un titre dépréciateur : « La Léchefrite & la Chaise Percée, par l’Auteur de l’Ecumoire [L'Écumoire, histoire japonoise. A Londres. Aux dépens de la Compagnie, 1735, mieux connu sous le titre Tanzaï et Néadarné] & du Canapé [Le Sopha, conte moral, paru clandestin en 1740] ».

Voici la liste complète consacrée aux censeurs :

Traité du Dépotisme [lire : Despostime] sur les Auteurs
Priviléges & Prérogatives de la Censure
, contenant plusieurs Titres : Sçavoir, Incapacité, Lenteur, Caprice, Partialité, Entêtement, Injustice, Suffisance, &c.
L’Arrangement d’une Batterie de Cuisine, par l’Auteur des Dons de Comus
, pour servir de supplément à ce premier Traité.
Les Regles du Jeu de Brelan, à trois, à quatre, & à cinq
.
Corrections & Changemens au Jeu de l’Oye
, & plusieurs autres Livres de même nature, tous fort instructifs, & très importans.
De la commodité qu’il y a d’être Censeur pour louer & approuver ses propres ouvrages
, par M. de la Serre. On y a joint quelques Réfléxions judicieuses de M. l’abbé des Fontaines [lire : Desfontaines], qui montrent que les Observateurs ont le même Droit.
De l’attention que Messieurs les Censeurs doivent faire aux livres qu’on leur donne à approuver
, par M. Courchetet.

Les titres imaginaires Les Règles du jeu de brelan et Corrections et changements au jeu de l’Oie restent mystérieux, mais l’auteur des Dons de Comus est bien connu – il s’agit de François Marin, maître d'hôtel du maréchal de Soubise qui fit paraître chez Prault fils en 1739, sous l’anonymat, Les Dons de Comus ou les Délices de la table, Ouvrage non-seulement utile aux Officiers de Bouche pour ce qui concerne leur art, mais principalement à l'usage des personnes qui sont curieuses de sçavoir donner à manger, & d'être servies délicatement, tant en gras qu'en maigre, suivant les saisons, & dans le goût le plus nouveau.
De la commodité qu’il y a d’être censeur
renvoie à Jean-Louis-Ignace de Lasserre (1662-1756), à la fois censeur et poète dramatique fécond, tombé dans l’oubli.

« Monsieur Courchetet » désigne François-Elyon Courchetet (1655?-1732) maire et lieutenant général de police de Besançon, mais on note qu’il fut le censeur (approbatif), le 1er décembre 1738, d’un manuscrit proposé par le Père Bougeant, que l’on rencontrera plus loin, intitulé Amusement philosophique sur le langage des bestes.

On aimerait s’intéresser davantage au bien connu abbé, puis ex-abbé, Pierre François Guyot Desfontaines (1685-1745), uni à Lasserre dans le titre De la commodité qu’il y a d’être censeur en tant qu’observateur, dans la mesure où il dirigeait le recueil périodique Observations sur les écrits modernes, lancé en 1735. Dans une autre liste que celle des censeurs, celle des auteurs, Desfontaines est incité à écrire Des Moyens de s’approprier les Ouvrages d’autrui : Avec des Certificats de l’Auteur de l’Histoire des Ducs de Bretagne – il avait publié en 1739, Histoire des ducs de Bretagne (Paris, Rollin fils), 6 volumes in-12, sans mentionner le nom de ses collaborateurs. Il devrait aussi écrire un « Dictionnaire de la Halle, pour l’intelligence de la Voltairomanie. Ouvrage bien plus nécessaire que le Dictionnaire théologique ». Un dictionnaire de la Halle, car les injures pleuvent, en effet, dans
La Voltairomanie ou Lettre d'un jeune avocat, en forme de mémoire. En réponse au Libelle du Sieur de Voltaire, intitulé : le Préservatif, &c., un libelle de 48 pages, daté de Paris, 12 décembre 1738, sans nom d’auteur ni d’éditeur, qui répondait à une critique en règle de Desfontaines journaliste par Voltaire : Le Préservatif, ou critique des Observations sur les écrits modernes, paru la même année 1738. Un exemple du style de Desfontaines, à la fin de la Voltairomanie : « Plût à Dieu que Voltaire ne fût que dépourvu de lumière & de jugement, qu’il ne fût qu’insensé ! Ce qu’il y a de pis, est qu’il est faux, impudent & calomniateur ».

TÉLESCOPAGE DE TITRES

Si l’on vous dit : « Valmont », vous répondez : Les Liaisons dangereuses, de Laclos. Erreur ! Ce livre parut en 1782 : Les Liaisons dangereuses, ou Lettres recueillies dans une Société, & publiées pour l’instruction de quelques autres, par M. C… de L… (Amsterdam [faux] et se trouve à Paris chez Durand Neveu, Libraire), 4 tomes en 2 volumes in-12. Or, en 1774 déjà, on pouvait lire un ouvrage édifiant, par l’abbé Philippe-Louis Gérard (1737?-1813) : Le Comte de Valmont, ou les Égaremens de la raison. Lettres recueillies et publiées par M… (Paris, chez Moutard), 3 vol. in-12, 10 planches gravées par Le Villain, suivi en 1775 d’une nouvelle édition revue et augmentée, qui sera plusieurs fois republiée.
Si le livre de l’abbé Gérard est associé – à tort – aux
Liaisons dangereuses, son auteur avait-il connu Les Égaremens du cœur et de l'esprit ou Mémoires de Mr. de Meilcour, par Crébillon fils (1736-1738) ? La raison remplaçant non par hasard, mais de façon délibérée, le cœur et l’esprit, cela paraîtrait assez dans l’esprit de l’abbé Gérard, en tout point l’inverse de Crébillon fils.



La Raison, élevée sur un trône, applaudit à un Génie qui embrase un cœur de l'amour de l'Ordre & du Bien Commun. Ce cœur est placé sur un Autel, & environné de tous les instruments du sacrifice. Au bas de l'Autel est un Phénix qui se consume pour renaître de sa cendre. Sur le devant de l'Estampe est une ruche d'abeilles, symbole de la société. La Raison est environnée des attributs qui la caractérisent, & qui désignent en partie la Raison éternelle, source primitive & invariable de la Loi naturelle. Les pieds de son trône sont les passions enchaînées, l'Orgueil, l'Envie, l'Intérêt, & la Volupté.
(Description de l'estampe donnée au début du livre, l'estampe se trouvant au début de la Lettre XXI.)


En 1774, les lecteurs de l’
Année littéraire du mois de juin pouvaient lire à propos des Égaremens de la raison : « Puisse ce livre utile remplacer entre les mains de la Jeunesse, cette foule de Romans licencieux, que le libertinage enfante, & dont la vogue et le succès ne sont fondés que sur le mérite affreux qu’ils ont de corrompre et de séduire ! »

Lorsque vivait Crébillon fils, l’alliance du cœur et de l’esprit semble avoir été dans l’air du temps. Crébillon aurait-il choisi son titre en inversant celui d’un périodique ? La première partie des Égaremens du cœur et de l’esprit parut en 1736, alors que deux ans plus tôt, le libraire François Didot commençait la publication des Amusemens du cœur et de l’esprit, Ouvrage périodique (Privilège daté du 9 juin 1734) un recueil de pièces fugitives en vers et en prose d’auteurs divers, promis à un bel avenir.

Parmi les avatars du titre de Crébillon fils, citons-en un, tiré de la Correspondance littéraire, philosophique et critique de Grimm, Diderot et quelques autres (édition de Maurice Tourneux, Paris, Garnier frères, 1877, t. I, p. 174) : « Nous venons d'être témoins d'un mariage fort singulier. Mlle Staffort [lire : Stafford] vient d'épouser Crébillon le fils, auteur de beaucoup d'ouvrages ingénieux. Il lui avait fait déjà un enfant. Comme ils sont tous deux extrêmement pauvres, on a dit que c'était la soif qui avait épousé la faim, et on a appelé cette union la continuation des Égarements du cœur et de l’esprit de Crébillon. C'est le titre d'un agréable roman de cet écrivain voluptueux ». Peut-on imaginer une liaison plus étroite entre l’œuvre d’un auteur et sa vie privée ?

 LE PLAISIR DES TITRES

On voudrait conclure sur le plaisir des titres, un plaisir qui se suffit à lui-même, indépendant de toute lecture du texte annoncé par le titre – l’amateur de titres écrit pour soi seul un texte, confectionne une broderie imaginaire sur un titre étranger. Dans La Nouvelle Astronomie du Parnasse François (p. 29) on trouve quelques lignes consacrées au « Révérend Pere Boujeant [lire : Père Bougeant], Jésuite », caractérisé par ces titres imaginaires, que l’on sait allégoriques tout en ignorant à quoi ils renvoient :

Grammaire & Dictionnaire de la Langue des Sereins [serins] à l’usage des Linotes [linottes].
Le Nouveau Pythagore, ou la Métempsicose [métempsychose] des Diables.
Amusemens sur l’Enfer.
Commentaires agréables de plusieurs Passages du N.T. [Nouveau Testament]
Les Amours des Carpes.

Cette liste, lue sans rien savoir du jésuite en question, sauf qu’il fut victime de la censure, ne peut qu’intriguer, donc plaire aux curieux. Pourquoi un dictionnaire de la langue des serins, écrit pour les linottes ? Peut-on unir deux notions aussi différentes que celle de métempsychose et celle de diables ? « Amusemens de l’Enfer » apparaît comme un paradoxe insoutenable, les Carpes n’éveillent qu’une association avec l’expression courante « muet comme une carpe », autant dire rien.

Une petite enquête nous apprend que Guillaume-Hyacinthe Bougeant (1690-1743), professeur de lettres au collège de Louis le Grand, à Paris, avait écrit en 1739, à la manière de Fontenelle auteur d’Amusements sérieux et comiques (1707), une réfutation sérieuse sur le fond mais plaisante par le style, de la théorie cartésienne de l’animal-machine intitulée Amusement philosophique sur le langage des bestes. Selon lui les animaux parlaient, mais l’on ne pourrait faire un « dictionnaire détaillé du langage des Bêtes » car chaque espèce d’animal avait son propre langage. Des dictionnaires du langage animal, chaque espèce ayant le sien, seraient possibles en théorie, mais il s’interdit de songer à des grammaires, la grammaire étant trop abstraite pour des animaux, limités à des équivalents du langage oral des êtres humains. Tant qu'à faire, le chevalier de Neufville mentionne la grammaire, malgré les réserves du Père Bougeant. Voilà expliquée l’idée d’un dictionnaire de la langue des serins écrit à l’usage des linottes, la note satirique étant donnée par la réputation de bêtise des serins et des linottes. La métempsychose des diables, les amusements sur l’enfer renvoient à l’idée centrale du Père Bougeant. Refuser les animaux-machines en leur attribuant un langage et en reconnaissant qu’ils éprouvaient des sentiments semblables à ceux des êtres humains revenait à leur attribuer une âme. Était-il sérieux, ne l’était-il pas ? Selon les théologiens, le jugement dernier qui devait décider si celui qui venait de mourir irait au ciel ou en enfer se passait dès la mort survenue, l’âme immortelle se séparant du corps qui venait de mourir, mais l’exécution du jugement était retardée. Que faire de ceux, appelés démons ou diables, qui méritaient l’enfer ? Ils s’incarneraient dans les animaux, ils seraient l’âme des animaux. Tout jésuite qu’il était, le Père Bougeant contrevenait aux dogmes traditionnels, aussi fut-il sanctionné, exilé de Paris et relégué pour un temps au collège de La Flèche, si bien qu’en 1750 l’Amusement philosophique reparut dans une nouvelle édition (Amsterdam, Aux dépens de la Compagnie), « augmentée d’un Avertissement, d’un Discours préliminaire, d’une Critique, avec des Notes, & de la Rétractation de l’Auteur ».

Cela dit, peu importent ici les choix intellectuels de l’anti-cartésien Père Bougeant, ce qui nous intéresse est le talent du chevalier de Neufville, parvenant à inventer des titres accrocheurs et adéquats, nous faisant ainsi connaître l'Amusement philosophique sur le langage des Bestes, produit par « un esprit aimable & pétillant qui égale Fontenelle pour le talent de revêtir les choses les plus sérieuses des graces du badinage & de la légereté », jugeait Sabatier de Castres dans Les Trois Siècles de notre littérature.




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