Éditions    P L E I N   C H A N T

M a r g i n a l i a

25 février 2016


  

   
  

L' ARBRE




               FANTASTIQUE

   

      

Après avoir marché quelque temps sur les bords d’un ruisseau, nous entrâmes dans une belle & vaste prairie. Elle étoit émaillée de mille sortes de fleurs, dont les couleurs variées se confondoient dans le lointain, & formoient des tapis éclatants, tels que l'art n'en a jamais tissu. Cette prairie est terminée par une pièce de roche, comme par un mur. Un arbre s’y étendoit en espalier, & ne s'élevoit guère qu’à hauteur d'homme, mais se prolongeoit à droite & à gauche sur toute la longueur de la roche, c’est-à-dire, plus de trois cents pas. Ses feuilles étoient très-minces & très-étroites, mais en si grande quantité, qu’il n’étoit pas possible d’appercevoir la moindre partie, ni du tronc, ni des branches, ni de la surface du rocher qu’elles occupoient.

Tu vois, dit le préfet, la production du troisième & dernier pepin ; nous lui donnons le nom d’Arbre fantastique.

C’est de cet arbre précieux que tirent leur origine les inventions, les découvertes, les arts, les sciences ; & cela par une mécanique qui va t’étonner.

Tu sçais que les nerfs des feuilles d’un arbre s’arrangent uniformément sur chacune d’entre elles ; en voir une, c’est voir toutes les autres. Ici, cette uniformité n’a point lieu ; chaque feuille a ses nerfs arrangés à sa manière : il n’y en a pas deux sur l’Arbre fantastique qui se ressemblent. Mais, ce qu’il y a d’admirable, c’est que, sur chaque feuille, les nervures s’arrangent symétriquement, & représentent distinctement mille sortes d’objets ; tantôt une colomnade, un obélisque, une décoration ; tantôt des instruments d’arts & de métiers ; ici, des figures de géométrie, des problêmes d’algèbre, des systèmes astronomiques ; là, des machines de physique, des instruments de chymie, des plans d’ouvrage dans tous les genres, vers, prose, discours, histoire, romans, chansons, fadaises & autres.

Ces feuilles ne se fanent point. Dès qu’elles sont parvenues à leur perfection, peu à peu elles s’amincissent prodigieusement & se plient & replient mille fois sur elles-mêmes. En cet état, elles sont si légères que le vent les emporte ; & si petites, qu’elles peuvent entrer par tous les pores de la peau. Une fois admise dans le sang, elles circulent avec les humeurs, & pour l’ordinaire s’arrêtent dans le cerveau, où elles causent une maladie singulière dont voici la marche.

Lorsqu’une de ces feuilles s’est fixée dans le cerveau, elle s'imbibe, se dilate, se déploie, redevient telle qu'elle étoit sur l’Arbre fantastique, & présente à l’ame les images dont elle est chargée. Pendant ces développements, le malade a l’œil fixe, & l'air rêveur. Il semble voir & écouter ce qui se passe autour de lui, mais il s’occupe de toute autre chose. Il se promène quelquefois à grand pas, & quelquefois il reste immobile. Il se frotte le front, frappe du pied, se bat les flancs, se ronge les ongles. Ceux qui ont vu un géomètre qui touche à la solution d’un problème, un physicien qui aperçoit les premières lueurs d’une explication physique, un poëte qui échaffaude une pièce, ont dû observer ces symptômes.

Cet état violent procède des efforts que fait l’ame, pour discerner ce qui se trouve tracé sur la feuille ; & il dure plus ou moins, selon que cette feuille tarde plus ou moins à se déployer, & à se présenter commodément.

Le déclin de la maladie s’annonce par de légères émanations du cerveau, telles que quelques idées subitement conçues, quelques vues jettées en courant   sur le papier, quelque plan tracé à la hâte. L’ame commence à discerner les objets, & à contempler à son aise la feuille fantastique.

Ces derniers symptômes annoncent une crise prochaine, & qui ne tarde pas à se déclarer par une évacuation générale de tout ce qui s’est transmis au cerveau. Alors les vers coulent, les difficultés s’éclaircissent, les problêmes se résolvent, les phénomènes s'expliquent, les dissertations se multiplient, les chapitres s’entassent ; le tout prend la forme d'un livre, & le malade est guéri. De tous les accidents qui lui affligeoient le cerveau, il ne lui reste qu’une affection démesurée pour ce qu’il vient d'enfanter avec tant de peine.

     



Extrait de :
GIPHANTIE
par Charles-François TIPHAIGNE DE LA ROCHE (1722-1774)

Seconde partie (A Babylone [Paris], 1760), chapitre X, « L’Arbre fantastique »,
pp. 80-88.

L'illustration ci-dessus, un détail pris dans La Fuite en Égypte (1855), est empruntée à Rodolphe Bresdin.









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