|
|
Après avoir
marché quelque temps sur les bords d’un ruisseau,
nous entrâmes dans une belle & vaste prairie.
Elle étoit émaillée de mille sortes de fleurs, dont
les couleurs variées se confondoient dans le
lointain, & formoient des tapis éclatants, tels
que l'art n'en a jamais tissu. Cette prairie est
terminée par une pièce de roche, comme par un mur.
Un arbre s’y étendoit en espalier, & ne
s'élevoit guère qu’à hauteur d'homme, mais se
prolongeoit à droite & à gauche sur toute la
longueur de la roche, c’est-à-dire, plus de trois
cents pas. Ses feuilles étoient très-minces &
très-étroites, mais en si grande quantité, qu’il
n’étoit pas possible d’appercevoir la moindre
partie, ni du tronc, ni des branches, ni de la
surface du rocher qu’elles occupoient.
Tu vois, dit le
préfet, la production du troisième & dernier
pepin ; nous lui donnons le nom d’Arbre
fantastique.
C’est de cet
arbre précieux que tirent leur origine les
inventions, les découvertes, les arts, les
sciences ; & cela par une mécanique qui va
t’étonner.
Tu sçais que
les nerfs des feuilles d’un arbre s’arrangent
uniformément sur chacune d’entre elles ; en
voir une, c’est voir toutes les autres. Ici, cette
uniformité n’a point lieu ; chaque feuille a
ses nerfs arrangés à sa manière : il n’y en a
pas deux sur l’Arbre fantastique qui se ressemblent.
Mais, ce qu’il y a d’admirable, c’est que, sur
chaque feuille, les nervures s’arrangent
symétriquement, & représentent distinctement
mille sortes d’objets ; tantôt une colomnade,
un obélisque, une décoration ; tantôt des
instruments d’arts & de métiers ; ici, des
figures de géométrie, des problêmes d’algèbre, des
systèmes astronomiques ; là, des machines de
physique, des instruments de chymie, des plans
d’ouvrage dans tous les genres, vers, prose,
discours, histoire, romans, chansons, fadaises &
autres.
Ces feuilles ne
se fanent point. Dès qu’elles sont parvenues à leur
perfection, peu à peu elles s’amincissent
prodigieusement & se plient & replient mille
fois sur elles-mêmes. En cet état, elles sont si
légères que le vent les emporte ; & si
petites, qu’elles peuvent entrer par tous les pores
de la peau. Une fois admise dans le sang, elles
circulent avec les humeurs, & pour l’ordinaire
s’arrêtent dans le cerveau, où elles causent une
maladie singulière dont voici la marche.
Lorsqu’une de
ces feuilles s’est fixée dans le cerveau, elle
s'imbibe, se dilate, se déploie, redevient telle
qu'elle étoit sur l’Arbre fantastique, &
présente à l’ame les images dont elle est chargée.
Pendant ces développements, le malade a l’œil fixe,
& l'air rêveur. Il semble voir & écouter ce
qui se passe autour de lui, mais il s’occupe de
toute autre chose. Il se promène quelquefois à grand
pas, & quelquefois il reste immobile. Il se
frotte le front, frappe du pied, se bat les flancs,
se ronge les ongles. Ceux qui ont vu un géomètre qui
touche à la solution d’un problème, un physicien qui
aperçoit les premières lueurs d’une explication
physique, un poëte qui échaffaude une pièce, ont dû
observer ces symptômes.
Cet état
violent procède des efforts que fait l’ame, pour
discerner ce qui se trouve tracé sur la
feuille ; & il dure plus ou moins, selon
que cette feuille tarde plus ou moins à se déployer,
& à se présenter commodément.
Le déclin de la
maladie s’annonce par de légères émanations du
cerveau, telles que quelques idées subitement
conçues, quelques vues jettées en courant sur
le papier, quelque plan tracé à la hâte. L’ame
commence à discerner les objets, & à contempler
à son aise la feuille fantastique.
Ces derniers
symptômes annoncent une crise prochaine, & qui
ne tarde pas à se déclarer par une évacuation
générale de tout ce qui s’est transmis au cerveau.
Alors les vers coulent, les difficultés
s’éclaircissent, les problêmes se résolvent, les
phénomènes s'expliquent, les dissertations se
multiplient, les chapitres s’entassent ; le
tout prend la forme d'un livre, & le malade est
guéri. De tous les accidents qui lui affligeoient le
cerveau, il ne lui reste qu’une affection démesurée
pour ce qu’il vient d'enfanter avec tant de peine.
|
|
|