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On rencontre souvent, navigant
sur Internet, la citation « Dieu ? Nous
nous saluons, mais nous ne nous parlons pas », immanquablement
attribuée à Voltaire, mais toujours dépourvue
d’une référence précise. La seule que nous ayons
trouvée — bien entendu répétée en des
endroits différents — est à la
Correspondance
de Voltaire, sans aucune date de lettre. La
publication des lettres de Voltaire (édition
définitive, établie par Théodore Besterman, puis
augmentée et corrigée par Frédéric Deloffre)
occupe dans la Bibliothèque de la Pléiade treize
volumes. Leur lecture est délicieuse, à condition
de ne pas s’astreindre à lire toutes les lettres,
mais les lire en cherchant une ou deux phrases,
non.
Oublions Voltaire, et faisons
retour en 1809, année de la parution du Pironiana,
ou Recueil des aventures plaisantes..., d’Alexis
Piron,
nouvelle édition, revue, corrigée et augmentée
(Paris, Pigoreau, libraire), par Cousin d’Avallon
(Charles-Yves C. d’A., 1769-183?), fécond auteur
d’anas et infatigable compilateur. Page 95,
apparition de Voltaire :
« On connaît
l’éloignement que Voltaire avait pour la
religion ; un jour que ce philosophe se
promenait avec Piron, un prêtre suivi de son
escorte, portait le saint Viatique : Voltaire
ôta son chapeau ; l’auteur de la Métromanie lui ayant demandé
s’il s’était réconcilié avec Dieu : Nous
nous saluons,
répondit-il, mais nous ne nous
parlons pas. »
Quelque chose fait clic dans l’esprit du
lecteur, qui connaît l’inimitié de Voltaire pour
Piron et réciproquement. Comment eussent-ils pu se
promener ensemble ?
Puisque
l’édition est augmentée, consultons la première
édition, Pironiana…, par C… d’Av. (Paris,
Vatar-Jouannet, et non Vitar-Jouannet comme on le
voit au catalogue de la BnF, Pigoreau, 1800). Le
mot d’esprit ne s’y trouve pas. On doit conclure
que l’anecdote fut ajoutée, mais par qui ? Si
l’on ose dire, Dieu seul le sait.
Le mot, attribué à Voltaire, se retrouvera en
1825, dans un Nouveau dictionnaire d'anecdotes…, mis en ordre et
publié par Cousin d’Avalon (sic) (Corbet
aîné, libraire, 1825), page 432, au paragraphe
« Sarcasme » où sont rassemblés des
« traits de raillerie, aiguisés par un esprit
caustique et méchant ». Piron a disparu,
remplacé par un ami anonyme :
« Un jour, Voltaire se
promenant avec un de ses amis, un prêtre suivi de
son escorte, portant le saint-viatique, vint à
passer. Le philosophe ôta son chapeau ; son
ami lui ayant demandé s’il s’était réconcilié avec
Dieu : « Nous nous saluons, répondit-il,
mais nous ne nous parlons pas. »
Entrons dans le XXe
siècle et ouvrons à l’entrée « Saluer » Le
Musée de la conversation…, par Roger Alexandre,
4e édition, deuxième partie, Lettres L
à Z (Paris, Émile Bouillon, 1902). Page 742 :
« SALUER.
« Nous nous saluons, mais nous ne nous parlons
pas. »
Tallemant Des Réaux, dans ses Historiettes, attribue cette
repartie à M. de Bautru, conseiller au grand
conseil (1588-1665), connu pour ses bons mots et
pour son peu de religion : Comme il
passoit un enterrement, où on portoit un crucifix,
il ôta son chapeau : "Ah !"
luy dit-on, "voylà qui est de bon
exemple. — Nous nous saluons," répondit-il,
"mais nous ne nous
parlons pas." (Édit. Monmerqué, 1840, t.
III, p. 104.) »
Pour une référence plus récente
on se reportera à l’édition, par Antoine Adam, des Historiettes de Tallemant des Réaux
(Gallimard, Bibliothèque de Pléiade) où on lit au
premier tome, page 369, dans la notice consacrée à
Monsieur de Bautru t. I, p. 365-372 :
« Comme il passoit un enterrement où on
portoit un crucifix, il [Bautru] osta son
chapeau : "Ah !" luy dit-on, "voylà qui
est de bon exemple. — Nous nous saluons,"
répondit-il, "mais nous ne nous parlons pas." »
Guillaume Bautru (Angers
1588-Paris 7 mai 1665), comte de Serrant, conseiller
d'État et diplomate, célèbre pour ses bons mots et
mauvais poète, membre de l’Académie française lors
de sa fondation par la volonté de Richelieu, était
bien connu de Gilles Ménage. Dans le Menagiana de 1694 (Paris, Pierre
Delaulne) on lit :
« Il est surprenant que
pendant quarante ou cinquante ans, M. de Bautru
ait remply toute l’Europe de ses railleries &
de ses bons mots, pendant qu’il y avoit tant de
choses à dire contre luy : Risum fecit,
sed ridiculus fuit (il faisait rire,
mais il était extravagant). La hardiesse
l’emporte sur beaucoup de choses » (p.
105).
Sa
principale extravagance, au jugement du public,
consistait en son irréligion — il appartenait à
l’entourage de La Mothe Le Vayer
composé de libertins érudits et il est présent
dans l’Hexaméron rustique, ou les six
journées passées à la campagne entre des personnes
studieuses,
par La Mothe Le Vayer, mis à
l’Index dès sa parution en 1670. De cet ouvrage,
Isidore Liseux donnera en 1875 une seconde
édition, conforme à l’édition originale de Paris,
augmentée d’une clef des personnages, où l’on
apprend que Racémius est Bautru. Dans le texte
il se
présente en agnostique — ce en quoi il se montrait
prudent étant donné les risques courus par les
incroyants, alors que dans Les
Historiettes de
Tallemant des Réaux, publiées en 1834-1835
seulement, il apparaît détaché de toute croyance
religieuse.
Racémius-Bautru, donc, dans l’Hexaméron
rustique
(1875, p. 133) :
« je fais
profession de douter de tout ce dont il est
permis de former des doutes sans impiété (…)
prenant ce que je trouve de plus vraisemblable
dans toutes les sectes, je tiens mon âme dans
cette indifférence ou indétermination qui luy
est naturelle ».
Qui s’étonnerait que Voltaire
ait repris le mot d’esprit de Guillaume Bautru,
transmis par la voie orale avant de l’être par des
écrits ?
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