Éditions PLEIN CHANT

M a r g i n a l i a

 
7 juillet 2017




Bref historique d'un mot d'esprit
ou
Rendons à César…


   

On rencontre souvent, navigant sur Internet, la citation « Dieu ? Nous nous saluons, mais nous ne nous parlons pas », immanquablement attribuée à Voltaire, mais toujours dépourvue d’une référence précise. La seule que nous ayons trouvée — bien entendu répétée en des endroits différents — est à la Correspondance de Voltaire, sans aucune date de lettre. La publication des lettres de Voltaire (édition définitive, établie par Théodore Besterman, puis augmentée et corrigée par Frédéric Deloffre) occupe dans la Bibliothèque de la Pléiade treize volumes. Leur lecture est délicieuse, à condition de ne pas s’astreindre à lire toutes les lettres, mais les lire en cherchant une ou deux phrases, non.

Oublions Voltaire, et faisons retour en 1809, année de la parution du Pironiana, ou Recueil des aventures plaisantes..., d’Alexis Piron, nouvelle édition, revue, corrigée et augmentée (Paris, Pigoreau, libraire), par Cousin d’Avallon (Charles-Yves C. d’A., 1769-183?), fécond auteur d’anas et infatigable compilateur. Page 95, apparition de Voltaire :

« On connaît l’éloignement que Voltaire avait pour la religion ; un jour que ce philosophe se promenait avec Piron, un prêtre suivi de son escorte, portait le saint Viatique : Voltaire ôta son chapeau ; l’auteur de la Métromanie lui ayant demandé s’il s’était réconcilié avec Dieu : Nous nous saluons, répondit-il, mais nous ne nous parlons pas. »

Quelque chose fait clic dans l’esprit du lecteur, qui connaît l’inimitié de Voltaire pour Piron et réciproquement. Comment eussent-ils pu se promener ensemble ?
Puisque l’édition est augmentée, consultons la première édition, Pironiana…, par C… d’Av. (Paris, Vatar-Jouannet, et non Vitar-Jouannet comme on le voit au catalogue de la BnF, Pigoreau, 1800). Le mot d’esprit ne s’y trouve pas. On doit conclure que l’anecdote fut ajoutée, mais par qui ? Si l’on ose dire, Dieu seul le sait.
Le mot, attribué à Voltaire, se retrouvera  en 1825, dans un Nouveau dictionnaire d'anecdotes…, mis en ordre et publié par Cousin d’Avalon (sic) (Corbet aîné, libraire, 1825), page 432, au paragraphe « Sarcasme » où sont rassemblés des « traits de raillerie, aiguisés par un esprit caustique et méchant ». Piron a disparu, remplacé par un ami anonyme :

« Un jour, Voltaire se promenant avec un de ses amis, un prêtre suivi de son escorte, portant le saint-viatique, vint à passer. Le philosophe ôta son chapeau ; son ami lui ayant demandé s’il s’était réconcilié avec Dieu : « Nous nous saluons, répondit-il, mais nous ne nous parlons pas. »

Entrons dans le XXe siècle et ouvrons à l’entrée « Saluer » Le Musée de la conversation…, par Roger Alexandre, 4e édition, deuxième partie, Lettres L à Z (Paris, Émile Bouillon, 1902). Page 742 :

« SALUER.
« Nous nous saluons, mais nous ne nous parlons pas. »

Tallemant Des Réaux, dans ses Historiettes, attribue cette repartie à M. de Bautru, conseiller au grand conseil (1588-1665), connu pour ses bons mots et pour son peu de religion :
Comme il passoit un enterrement, où on portoit un crucifix, il ôta son chapeau : "Ah !" luy dit-on, "voylà qui est de bon exemple. — Nous nous saluons," répondit-il, "mais nous ne nous parlons pas." (Édit. Monmerqué, 1840, t. III, p. 104.) »

Pour une référence plus récente on se reportera à l’édition, par Antoine Adam, des Historiettes de Tallemant des Réaux (Gallimard, Bibliothèque de Pléiade) où on lit au premier tome, page 369, dans la notice consacrée à Monsieur de Bautru t. I, p. 365-372 : « Comme il passoit un enterrement où on portoit un crucifix, il [Bautru] osta son chapeau : "Ah !" luy dit-on, "voylà qui est de bon exemple. — Nous nous saluons," répondit-il, "mais nous ne nous parlons pas." »

Guillaume Bautru (Angers 1588-Paris 7 mai 1665), comte de Serrant, conseiller d'État et diplomate, célèbre pour ses bons mots et mauvais poète, membre de l’Académie française lors de sa fondation par la volonté de Richelieu, était bien connu de Gilles Ménage. Dans le Menagiana de 1694 (Paris, Pierre Delaulne) on lit :

« Il est surprenant que pendant quarante ou cinquante ans, M. de Bautru ait remply toute l’Europe de ses railleries & de ses bons mots, pendant qu’il y avoit tant de choses à dire contre luy : Risum fecit, sed ridiculus fuit (il faisait rire, mais il était extravagant). La hardiesse l’emporte sur beaucoup de choses » (p. 105).

Sa principale extravagance, au jugement du public, consistait en son irréligion — il appartenait à l’entourage de La Mothe Le Vayer composé de libertins érudits et il est présent dans l’Hexaméron rustique, ou les six journées passées à la campagne entre des personnes studieuses, par La Mothe Le Vayer, mis à l’Index dès sa parution en 1670. De cet ouvrage, Isidore Liseux donnera en 1875 une seconde édition, conforme à l’édition originale de Paris, augmentée d’une clef des personnages, où l’on apprend que Racémius est Bautru. Dans le texte il se présente en agnostique — ce en quoi il se montrait prudent étant donné les risques courus par les incroyants, alors que dans Les Historiettes de Tallemant des Réaux, publiées en 1834-1835 seulement, il apparaît détaché de toute croyance religieuse. Racémius-Bautru, donc, dans l’Hexaméron rustique (1875, p. 133) :

« je fais profession de douter de tout ce dont il est permis de former des doutes sans impiété (…) prenant ce que je trouve de plus vraisemblable dans toutes les sectes, je tiens mon âme dans cette indifférence ou indétermination qui luy est naturelle ».

Qui s’étonnerait que Voltaire ait repris le mot d’esprit de Guillaume Bautru, transmis par la voie orale avant de l’être par des écrits ?

 


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