Éditions PLEIN CHANT

M a r g i n a l i a

 
28 août 2017

   


CHASSEURS DE LIVRES

Sur les quais de Paris
et
sous les galeries de l'Odéon




 

LES QUAIS DE PARIS


L’avocat Nicolas Catherinot (1628-1688), aux intérêts divers, allant de l’art militaire à l’art d’imprimer en passant par la peinture et la justice, rédigeait sur ces sujets — et d’autres encore — des propos emplissant une ou deux feuilles. En conséquence de quoi il emprunta le chemin des quais, mais pour trouver des lecteurs, et non des livres d’occasion :
« M. Catherinot étoit un parfaitement honnête homme, & qui savoit quelque chose. Il y a de bons morceaux dans ses Ecrits, mais il y en a un bien plus grand nombre de mauvais, & de choses plattes. Aussi ses Ouvrages n’ont-ils jamais été imprimez que sur de vilain papier ; & pour montrer qu’on n’en faisoit pas grand cas, c’est qu’ils ne sont jamais parvenus à l’honneur de la reliure. Comme ils n’étoient donc pas d’un grand debit, & qu’aucun Libraire n’eût voulu s’en charger, M. Catherinot quand il venoit à Paris, se chargeoit de quantité de ses exemplaires en blanc (car jamais on n’en a vu autrement) & passant par dessus les Quais, il faisoit semblant de regarder les vieux Livres qu’on y étale ; & tirant de sa poche cinq ou six de ses exemplaires, il les fourroit adroitement parmi ces vieux Livres. C’est la méthode qu’il avoit inventée dés qu’il commença d’écrire, & qu’il a continuée jusqu’à sa mort pour immortaliser son nom. »

(Menagiana, Paris, Pierre Delaulne, 1694, pp. 180-181)



« La spoliation des grandes bibliothèques des abbayes, des couvents et des riches amateurs, en 1793, avait éparpillé sur les quais de Paris les livres les plus précieux par leur mérite et leur antiquité, et quelques curieux instruits, tels que Viollet-le-Duc, recueillirent alors, de 1794 à 1800, et achetèrent souvent à vil prix, des livres devenus bien rares et qui se payent aujourd'hui au poids de l'or. »
(Étienne-Jean Delécluze, Souvenirs de soixante années, Michel Lévy frères, 1862, p. 62)



Le matin,
« Nodier errait à l’aventure, suivant tantôt l’une ou l’autre allée des boulevards, tantôt la ligne de l’un ou de l’autre quai.

Qu’il fit cette route-ci ou celle-là, trois choses le préoccupaient : les étalages de bouquiniste, les boutiques de libraire, les magasins des relieurs ; […]
Cette course aventureuse de Nodier, retardée par les trouvailles de livres ou les rencontres d’amis commençait d’ordinaire sur le midi, et aboutissait presque toujours, entre trois et quatre heures, chez Crozet ou chez Techener.
Là se réunissait, vers cette heure, le congrès des bibliophiles de Paris. »

(A. Dumas, Mes Mémoires, ch. CXXI, R. Laffont, Bouquins, t. I, p. 956)


« les seules débauches de Gourmont [Remy de G.], en dehors de celles qu’il imaginait avec trop de complaisance […] ont dû être quelques promenades le long des quais aux bouquins, le cache-nez remonté jusqu’aux yeux. »
(Robert Kemp, La Vie des livres, Albin Michel, 1955, p. 81)


« Lorsqu’il réussissait à se lever assez tôt (l’après-midi, bien entendu, et non le matin), Louÿs allait souvent faire un tour chez les libraires d’ancien et flâner dans les boîtes des bouquinistes, le long des quais de la Seine. Il y rencontrait certains de ses amis, atteints eux aussi de bibliophilie aiguë : Gabriel Hanotaux, Georges Vicaire, Remy de Gourmont […] Louÿs avait souvent la main heureuse : un Celse annoté par Ronsard, le Pétrarque de Tallemant des Réaux, de rarissimes recueils de poésies satyriques, des érotiques peu connus, des fous littéraires, des plaquettes introuvables. »
(J.-P. Goujon, Pierre Louÿs, Fayard, 2002, p. 628)

LES GALERIES DE L'ODÉON


« Dès le collège, j’avais toujours eu la passion d’écrire. Faire des vers, des contes, des romans, des articles de journaux, était mon rêve […] Les Châtiments, Napoléon le Petit, La Lanterne de Rochefort, étaient nos lectures de chevet, et je feuilletais fréquemment, sous les galeries de l’Odéon, un petit hebdomadaire satirique imprimé en caractères rouges, d’une amusante audace révolutionnaire, intitulé Le Pilori. »
(Maurice Talmeyr,
Souvenirs d’avant le déluge, 1870-1914, Perrin et Cie, 1927, p. 15)

Sous les galeries de l’Odéon « L’atmosphère est favorable, et tous les livres sont là. Leur couverture, d’abord, indique leur genre, et quelquefois cela suffit. On peut toucher ; des effluves naissent. »
(R. de Gourmont, « J.-H. Rosny », Promenades littéraires, 4e série, [1912], p. 117)

« Je passais sous les galeries de l’Odéon. Un vieux poète, un maître d’études et deux étudiants y feuilletaient des livres non coupés. Sans souci des courants d’air froid qui leur glissaient sur le dos, ils lisaient ce que le hasard et le pli des feuilles leur permettaient de lire. »
(A. France, « Sous les galeries de l’Odéon », La Vie littéraire, 3e série [1891], p. 254)
Léautaud adolescent, se laisse entraîner par son ami, Van Bever à la quête aux livres sur les quais, mais il s’intéresse davantage aux galeries de l’Odéon, pour s’informer de l’actualité littéraire.
« quand j’avais par trop besoin d’un livre, je le chipais, voilà tout. Cela m’arriva deux ou trois fois. »
(P. Léautaud, Les Amours, [1958], Gallimard, L'Imaginaire, 1996, p. 83)

« Je feuilletais l’autre matin, passant sous l’Odéon, un volume de Sully Prudhomme. Le Prisme, je crois. L’homme qui a écrit ces pauvretés passe pour un grand poète. »
(P. Léautaud,
Journal littéraire, 22 septembre 1907, Mercure de France, t. I, p. 401)

Le jeune Jean Oberlé, élève au lycée Buffon et amoureux du dessin : « Je connaissais les dessins de Toulouse-Lautrec parce que je me jetais sur toutes les brochures, journaux, revues où il était question de dessinateurs et de dessins. Sans compter les boîtes des quais, où les bouquinistes nous laissaient fouiller pendant des heures. Il y avait les galeries de l’Odéon et ses libraires où l’on pouvait lire tout un roman, [à condition que les pages fussent coupées !] debout, dans le courant d’air, sans être obligé de l’acheter. »
(J. Oberlé, La Vie d’artiste, Denoël, 1956, p. 24)


TROUVÉ SUR LES QUAIS


Forain avait eu, encore enfant, pour premier maître de dessin un élève d’Ingres, le peintre Jacquesson de la Chevreuse (1839-1903), « un vieux bonhomme qui habitait une mansarde rue Jacob […] Pendant qu’il travaillait, le père Jacquesson rafistolait de vieux livres d’heures achetés sur le quai. Il en avait toute une collection dans une armoire. » (H. de Régnier, Les Cahiers inédits, Paris, Pygmalion–Gérard Watelet, 2002, année 1906, p. 547).

Nerval cherche désespérément un livre sur l’abbé de Bucquoy, publié en 1749, par lui acheté autrefois à la foire de Francfort. Il se rend quai Malaquais, à la librairie de Noël France, le père d’Anatole France : « M. France me dit : "je connais bien le livre ; je l’ai eu dans les mains dix fois. Vous pouvez le trouver par hasard sur les quais : je l’y ai trouvé pour dix sous". » (Nerval, Angélique, Les Filles du Feu).

« Rencontré Gourmont place Saint-Germain-des-Prés. Été ensemble sur les quais. Nous avons trouvé une Chartreuse, édition Delahays, 0,50 — et une première édition Rome, Naples et Florence — 8 francs, qu’il a achetées. » (P. Léautaud, Journal littéraire, 6 avril 1906, Mercure de France, t. I, p. 286).

Francis Jammes, lors de son premier voyage à Paris en 1895 — Un jour venait d’être publié au Mercure de France — rencontre Albert Samain et son ami, le compositeur Raymond Bonheur qui désiraient le voir « parce qu’ils avaient découvert sur les quais la plaquette éditée par Ollendorff, et ensemble ils s’étaient épris de mes vers. » (F. Jammes, Mémoires, Mercure de France 1971, p. 193).

« Pierre [P. de Régnier, le fils de Marie de Régnier, né en 1898, dont le père était Pierre Louÿs et non Régnier] a acheté l’autre jour sur les quais son premier bouquin. Il l’a payé 50 centimes. C’est le tome XI relié en veau de l’Histoire des Empereurs de Crevier. Mais pourquoi a-t-il choisi le tomeΧΙ ? » (H. de Régnier, Les Cahiers inédits, Paris, Pygmalion–Gérard Watelet, 2002, année 1914, p. 699).

« Pierre Brisset, d’Agen [que Jules Romains et ses amis élurent en 1913, par dérision, prince des penseurs], dans un livre de qui Romains [Jules R.] en le feuilletant sur les quais, avait lu que l’homme descendait d’un couple de grenouilles. » (A. Billy, Le Pont des Saints-Pères, A. Fayard, 1947, p. 161).

Rappelons que Jean-Pierre Brisset, auteur de La Science de Dieu ou la création de l’homme (Chamuel, 1900), fut mis en bonne place par André Breton dans l’Anthologie de l’humour noir. Et que le même André Breton avait écrit : « ne lui pardonnons jamais [à Anatole France] d’avoir paré des couleurs de la Révolution son inertie souriante. Pour y enfermer son cadavre, qu’on vide si l’on veut une boîte des quais de ces vieux livres "qu’il aimait tant" et qu’on jette le tout à la Seine. Il ne faut plus que mort cet homme fasse de la poussière. » (« Refus d’inhumer », daté octobre 1924, Point du Jour).


CONCLUSION

          

Ces boîtes sur les quais, c’est la fosse commune

Où viennent échouer, à leur corps défendant,
Le poète classique avec le décadent,
Et le parnassien avec le romantique,
Dans la fraternité d’un naufrage identique.
C’est la bibliothèque ouverte à tous venants :
Des employés de ministère bedonnants,
Des Vieux Messieurs chenus, des trottins de modistes,
Des petits pâtissiers et des télégraphistes,
— Tout ce que l’on rencontre en fait de gens pressés ! —
Y fouillent tour à tour les bouquins entassés.
Des artistes barbus, en rupture d’école,
Pour qui trois francs cinquante est une somme folle,
Y cherchent en passant des rimes sonnant clair,
Et viennent s’y griser d’idéal en plein air.

(Armand Masson, Pour les quais, pièces dites par l’Auteur au Chat-Noir… Paris, Librairie Léon Vanier, A. Messein successeur, 1905)

  




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