Théophile Gautier et les
bouts-rimés
La fabrication des bouts-rimés, un
badinage réservé à des mondains « Qui
ne font pas des vers moizis » (J.
Loret, La Muze historique ou Recueil
des lettres en vers contenant les
nouvelles du temps, 1650-1665, novembre
1653, livre IV, lettre XLV),
pratiqué dans les salons dès 1647,
aurait été inventé vers 1639 par un
prêtre de Normandie nommé Dulot qui
« avoit l’esprit vif ; il
faisoit des bouts-rimez, dont il est
l’inventeur, avec une facilité
admirable. Sa methode estoit de se
mettre un sujet dans l’esprit et d’y
faire venir ses rimes du mieux qu’il
pouvoit » (« Dulot »,
Tallemant des Réaux, Historiettes, Gallimard,
Bibliothèque de la Pléiade, t. II, p.
659). Son nom est resté dans la mémoire
collective littéraire grâce au poète
Jean-François Sarasin (1614-1654),
auteur d’un poème en quatre chants
d’environ cinq cents vers, Dulot
vaincu,
ou la Défaite des Bouts-Rimez (1654) mais
aussi parce que la préface nous apprend
que Dulot se plaignait d’avoir été volé
de trois cents sonnets, dont le grand
nombre s’explique dans la mesure où il
s’agissait des bouts rimés pour des
sonnets à écrire plus tard, au gré de
l’inspiration. L’idée de bouts rimés
séduisit les cercles mondains, d’autant
plus que les rimes choisies devant être
bizarres et sans rapport entre elles, ne
pouvaient qu’exciter l’esprit
d’invention de poètes habiles sinon
créateurs. Avant Dulot vaincu, le public
littéraire avait pu s’initier à la
pratique des bouts-rimés, ou tout
simplement apprécier cette forme de
virtuosité poétique en lisant un recueil
de bouts-rimés achevé d’imprimer le 4
novembre 1649, paru en 1651 sans nom
d’auteur, mais dont le privilège avait
été accordé au Sieur de
Saint-Julien : L’Eslite
des bouts-rimez de ce temps, dédié à
Fouquet, où l’on relève entre autres les
noms de Boisrobert, Benserade, La
Calprenède, Sarasin, tandis que les
sonnets restaient anonymes.
La
revue Le Spectateur ou le Socrate
moderne, traduit
de l’anglais (Paris,
Méquignon, 1755) s’étonnait de voir
l’attirance des Français pour les
bouts-rimés : « Les
Bouts-Rimés ont été les favoris de la
Nation Française l’espace d’un siècle
entier, quoiqu’il y eût alors nombre de
beaux esprits en France, & que le
savoir y fleurît » (tome I,
Discours 47, p. 137). Quel mauvais
goût ! Et Le
Spectateur renvoyait,
pour que l’on juge de l’ampleur du
désastre, au Mercure Galant, qui donnait
tous les mois une liste de rimes et
publiait le mois suivant les résultats
poétiques. Le Spectateur
citait, indigné, les bouts rimés
proposés par le Mercure
Galant du mois de
novembre (1710) : lauriers,
guerriers ; musette, Lisette ;
Cesars, etendars ; houlette,
folette ; intrepidité,
immortalité ; ramages, bocages.
Un
siècle plus tard, Émile Bergerat, dans Théophile
Gautier. Entretiens, Souvenirs et
Correspondance (G.
Charpentier, 1879), apprenait à ses
lecteurs que Théophile Gautier eut la
passion des bouts-rimés. Non content de
se donner la contrainte de ce genre
poétique, il ajoutait à l'occasion
celle de l’acrostiche. En
voici un, composé
en l’honneur d’Estelle Gautier sa fille
cadette, née en 1848, dont la mère était
Ernesta Grisi.
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E-n
ces yeux fiers et noirs que la grâce —
tempère
S-ous un rideau de cils dérobant leur —
secret,
T-out un monde est caché, mystérieux, —
concret,
E-t que voudrait en vain deviner un —
Ampère.
L'-amour
présomptueux n’y pourrait lire : — espère.
L-eur sérieux profond, inconnu de — Lancret,
E-xprime clairement que nul ne les —
vaincrait.
G-raves, dans l'idéal est leur point de —
repère.
A-ux
rivages du Gange où sont les — éléphants
U-n rajah la voudrait attirer plein d’ —
astuce ;
T-agahor de Delhi qu'éventent des — enfants,
I-l
dit : Pour reine, ô belle, il faudrait
que je — t'eusse,
E-t c'est pour t' enrichir que partout nous
— pillons
R-ubis, perles, saphirs, roses et —
papillons.
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Une amie de Théophile Gautier
lui avait donné des rimes hétéroclites
à souhait, destinées à la composition
d’un sonnet sur un anachorète.
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L'ANACHORÈTE
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L'anachorète cherche
au désert une — grotte ;
A s'y mortifier consiste son — plaisir.
Il s'abreuve d'eau claire et ronge une —
carotte,
Et Satan tâche en vain d'allumer son —
désir.
Mais
sur nous la folie agite sa — marotte,
Nous montrant un mirage impossible
à — saisir ;
Au bruit de ses grelots chacun s'empresse
et — trotte,
Croyant qu'il va trouver les trésors d'un
— vizir.
Quand
nous perdons la nôtre il a soin de son —
âme,
Et le ciel lui sourit si le monde le —
blâme.
Barbare envers lui-même et saintement —
cruel
Il
sort victorieux de son âpre — duel.
Nous autres, nous tombons au bout de notre
— course,
Sans un espoir au cœur, sans un sou dans
la — bourse.
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