Éditions PLEIN CHANT

Marginalia

15 février 2011

Stendhal, un porte-coton de Scribe ?



Non, il ne sera pas question de Céline, mais de Scribe, dont le Recueil des célébrations nationales pour 2011 rappelle qu'il est mort le 20 février 1861. Curieusement, Stendhal fut l'un de ses thuriféraires. Ira-t-on jusqu'à le qualifier de porte-coton? On lui donnerait alors le nom de celui qui, sous l'Ancien Régime, avait pour fonction d'essuyer avec un doux coton les royales fesses.

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Eugène Scribe (1791-1861), adulé en son temps, de nos jours ignoré, n’est point passé brutalement de la faveur à l’oubli. En 1843, Benjamin Roubaud le caricature dans le Grand Chemin de la Postérité: c'était un signe non équivoque de reconnaissance par l'opinion publique. En 2011, Martin du Bourg donnera une édition nouvelle et enrichie de cette procession de Benjamin, concluant sa notice pour Scribe par un jugement lucide qui mettait les choses au point: «Du début à la fin, il sacrifia aux conventions et aux goûts du public» (Benjamin Roubaud, Grand chemin de la postérité. Les gens de lettres, Bassac, Plein Chant). En 1858, Scribe était encore connu, mais pour certains, les frères Goncourt, par exemple, il représentait la littérature (et encore, le terme littérature appliqué à cet auteur dramatique à succès leur eût semblé une profanation) commerciale: «L’argent, mobile tout nouveau des lettres au XIXe siècle: Scribe, etc.» (Journal des Goncourt, août 1858, Bouquins, t. I, p. 389). Ernest Legouvé (1807-1903) qui fut un des amis de Scribe et aussi l’un de ses nombreux collaborateurs, lui rendait un hommage réaliste en 1886,  évoquant sa propre vie autour de 1825: «On m’eût bien étonné alors, si l’on m’eût dit (…) que je prendrais la plume pour le défendre contre le dédain et l’oubli» (E. Legouvé, «Eugène Scribe», Soixante ans de souvenirs); sous-entendu: tant il se rendit  célèbre. Et cette gloire, Scribe l'avait acquise en faisant pleuvoir d'innombrables vaudevilles, comédies et opéras-comiques,  des drames, des mélodrames, plus quelques ballets et livrets d’opéra, que le public lettré tenait pour des poèmes. Stendhal, le 8 avril 1828: «Notre ingénieux et inépuisable dramaturge Scribe vient de faire paraître sa cent dixième pièce» (article pour L’Athenæum, 8 avril 1828, dans Stendhal, Paris-Londres, p.p. Renée Dénier, Stock 1997, p. 839); il s'agissait du mélodrame Yelva. Des pièces écrites par Scribe et les membres de son écurie, il y en eut quatre cent vingt-cinq. Nerval, dans une critique pour l’opéra Le Remplaçant, par Scribe et Bayard (1837), citait un mot qui, paraît-il, courait aux Français, autrement dit le Théâtre-Français: «Scribe est un homme de ménage; il prend une carotte et la coupe en deux; d’une moitié il fait une pièce pour les Français, divise en trois l’autre moitié, ce qui produit un opéra, un ballet et un vaudeville; des épluchures, il fait un opéra-comique» (La Presse,14 août 1837).

Aux yeux de la postérité, que reste-t-il ? Quelques opéras, appréciés pour la musique de préférence au texte. Un oubli partagé avec Théodore Leclercq, l’auteur très apprécié (en son temps !) de Proverbes dramatiques,  que l'on comparait volontiers à Scribe; Leclercq, lui, est  resté dans l’histoire – non, pas l’histoire littéraire, la petite histoire scandaleuse – pour sa vie commune avec Joseph Fiévée, lui aussi estimé par les lecteurs contemporains: «Th. Leclercq et Fiévée vivent ensemble depuis fort longtemps comme mari et femme» (Journal de Delécluze. 1824-1828, p.p. R. Baschet, Bernard Grasset, 1948, p. 342). En 1825, Stendhal, toujours loué de nos jours pour avoir prévu qu’il serait célèbre longtemps après sa mort, n’avait pas chaussé les bonnes lunettes: «Dans l’état actuel de notre littérature, M. Scribe, M. Leclercq et Clara Gazul (…) me semblent être les trois personnes en France les plus richement douées de talent dramatique» (Stendhal,
«Critique du Théâtre de Clara Gazul», Lettres de Paris, 18 juin 1825, Paris-Londres, p. 469). En 2011, on peut juger que du trio, Mérimée fut le seul à confirmer Stendhal.

Pour Noël 1820, un nouveau théâtre s’était ouvert à Paris, boulevard Bonne-Nouvelle, baptisé le Gymnase dramatique, immédiatement abrégé en Gymnase; une
salle construite en trois mois. Le privilège avait été accordé à M. de la Roserie, autorisé à ouvrir une salle pour les jeunes gens qui se préparaient au métier d'acteur: ils avaient le droit de  jouer des fragments de pièces empruntées aux répertoires des théâtres officiels. Le privilège, vendu au duo Delestre-Poirson et Alphonse Cerfbeer qui ouvrirent le théâtre le 23 décembre 1820, avait été immédiatement détourné: les directeurs choisirent de représenter des pièces intégrales et ils embauchèrent des comédiens professionnels. Pour inaugurer le théâtre, on donna un prologue en forme de vaudeville en un acte, par Scribe, Moreau et Mélesville: Le Boulevard de Bonne-Nouvelle. Delestre-Poirson  trouva un mécène en la personne de la duchesse de Berry. On rappelle que le duc de Berry, fils du futur Charles X, le comte d’Artois, venait d’être assassiné le 13 février 1820 et que le 29 septembre naissait Henri, un fils posthume, qui faisait de la duchesse la mère d’un roi potentiel. Quoi qu’il en soit, le théâtre devint le 8 septembre 1824 Théâtre de S.A.R. Madame la duchesse de Berry, appelé par tout le monde le Théâtre de Madame. Poirson écrivait des vaudevilles, Poirson collaborait aux pièces de Scribe, Poirson fit jouer au Gymnase les pièces de Scribe. Le tout pour leur plus grande fortune à tous deux: «M. Scribe, le père nourricier du Gymnase, le théâtre de la duchesse de Berry, se fait trois mille livres par an» (Stendhal, Lettres de Paris, 18 mars 1825,  Paris-Londres, p. 370). On aimerait croire que Stendhal employait ce langage d’épicier par dérision, mais on est, hélas !, persuadé du contraire.

L’usine Scribe tournait à plein rendement sous Louis XVIII, elle tourna encore sous Charles X puis durant la Monarchie de Juillet et encore sous la Deuxième République puis le Second Empire. Pendant la Restauration, Scribe (aidé par ses agents dramatiques) ne se limitait pas à Paris: on jouait du Scribe (du Scribe et Cie) au théâtre français de Tottenham Court Road, ce qui lui valait une publicité effrénée de Stendhal dans ses critiques pour la presse anglaise. Une publicité que Stendhal ne réservait pas aux Anglais, à tel point que Scribe apparaît, cheveu sur la soupe, dans un article de commentaire politique sur l’équilibre instable des ministres à leur poste, par le même Stendhal: «ces culbutes inoffensives divertissent la masse et aucune comédie, fût-elle aussi spirituelle que celles de Scribe, n’amuse le public parisien autant que le renvoi d’un ministre» (Stendhal, Esquisses de la société parisienne, de la politique et de la littérature, Esquisse XIX, 22 mai 1828, dans Paris-Londres, p. 859).

Le Théâtre de Madame, c’était bien joli, mais Scribe rêvait du Théâtre-Français. Il lui avait donné Valérie, en 1822, mais la piécette avait été vue pour voir jouer Mlle Mars. En 1827, Le Mariage d'argent fut un échec. Scribe y obtiendra le succès avec Adrienne Lecouvreur (14 avril 1849), un drame écrit en collaboration avec Ernest Legouvé et à la demande expresse de Rachel, intéressée par cette actrice du Théâtre-Français, morte empoisonnée en 1730. Rachel avait cependant refusé la pièce lors de la première lecture, mais pour l’accepter en 1849; peut-être le changement de directeur du théâtre (Edmond Sevestre avait accédé à la fonction le 13 octobre 1849) joua-t-il un rôle ? On ne sait, mais on passe: Stendhal était mort depuis sept ans… Sous Charles X, les raisins du Théâtre-Français étaient, pour Scribe, trop verts; Stendhal (on est en 1825) vivait dans sa bulle: «Les gens n’iront pas bâiller au Théâtre-Français, alors qu’ils peuvent rire aux tableaux de Scribe» (Stendhal, Lettres de Paris, 18 juin 1825, Paris-Londres, p. 469). Cette année 1825, le 10 mai, on jouait au Théâtre de Madame un vaudeville en un acte, par Scribe et Mazères, Le Charlatanisme. Les critiques dramatiques, ceux de La Pandore, du Diable boiteux, (deux petits journaux satiriques), du Globe, du Constitutionnel (le premier écrit par les doctrinaires et plutôt ennuyeux, le second par la majorité des lecteurs de journaux) auraient, écrit Stendhal (voir Lettres de Paris, 18 mai 1825, Paris-Londres, pp. 414-418), rejeté le vaudeville, car il dévoilait leur manière de comprendre les comptes rendus des pièces jouées (louer les pièces des amis) et leur acquiescement à un condamnable mélange des genres: être un critique dramatique et à la fois écrire des pièces dramatiques. Des noms, des noms! Stendhal en donne: Dupaty, directeur de La Pandore et auteur d’opéras-comiques; Antoine-Vincent Arnault, critique des tragédies au même (petit) journal, et auteur pour son compte; et aussi Charles-Guillaume Etienne, directeur du Journal de l'Empire (qui deviendra le Journal des Débats), auteur de vaudevilles et de comédies. Le copinage (on disait: la camaraderie, un mot lancé par Henri de Latouche en 1829 et que Scribe reprendra en 1837, pour La Camaraderie ou la Courte Échelle) est de tous les temps, la critique du copinage également. Ce qui est moins fréquent est de lire une critique, celle de Stendhal qui loue une pièce de théâtre s’attaquant au charlatanisme, alors que cette pièce, Le Charlatanisme, félicite pour ses brochures parues en librairie l'auteur de la critique, Stendhal, dont on a mentionné quelques-unes des fleurs par lui envoyées à Scribe. L’un des personnages de la pièce, Germont, cherche désespérément à se procurer un livre: «Je me suis adressé à tout le monde… et tous les libraires du Palais-Royal m’ont assuré, qu’excepté la campagne de Moscow de M. de Ségur, et les brochures de M. de Sthendal (sic), il n’y avait pas exemple d’une vogue pareille (scène XVII). Passe-moi la rhubarbe, je te passerai le séné. Stendhal, dans cette critique du Charlatanisme, apprécie «la pluie d’épigrammes, de bons mots et de traits de satire qui s’abat sur l’Académie et encore plus sur les Baour-Lormian et autres poètes lauréats» (p. 417). Certes, mais Scribe sera élu à l’Académie française en 1834.  Stendhal fut-il bon juge de Scribe? On en douterait…


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