Éditions PLEIN CHANT

Marginalia

La brochure annoëlle de Plein Chant
pour l'année 1996 (15 cm x 10,5).



Un amour compliqué, celui des livres


       


On sait que les éditions Plein Chant publient chaque année, cadeau de Noël et à la fois étrennes, une brochure annoëlle. Celle du 1er janvier 1996 était consacrée – nul ne s’en étonnera – aux livres, unissant le catalogue de Plein Chant à un texte écrit au XIVe siècle. Et le résultat stupéfie ! Mais oui, ce qu’écrivait Pétrarque en latin et vers 1356, donc avant Gutenberg comme on dit avant Jésus-Christ, pourrait s’appliquer aux livres d’après l’imprimerie et bien plus encore à ce qu’on répugne à appeler des livres, les livres numérisés. L’écrit de Pétrarque est un ensemble de deux dialogues durant lesquels le Contentement et la Raison, allégorisés, traitent De l’abondance des livres puis De la réputation des écrivains. Ils sont reproduits selon un volume de 1883, De l’abondance des livres et de la réputation des écrivains (Librairie de Bibliophiles), une traduction due à Victor Develay, bibliothécaire à Sainte-Geneviève. Develay, qui se plaisait à traduire Érasme et Pétrarque, avait extrait les deux dialogues du De remediis utriusque fortunæ (Des remèdes contre l’une et l’autre fortunes) de Pétrarque, divisé en deux livres. Au premier, Contentement (Gaudium) et Raison (Ratio) s’entretiennent en 120 dialogues de ce qui nous est propice ; au second, Souffrance (Dolor) a pris la place de Contentement, face à Raison, et les entretiens reprennent, cette fois en 132 dialogues, dont le dernier est consacré à la mort. Le quarante-troisième entretien, « De l’abondance des livres », et le quarante-quatrième, « De la réputation des écrivains », se lisent au premier livre, suivant « Les vases de Corinthe » (des objets d’art grecs, collectionnés sous l’Empire romain), et précédant « L’enseignement ».
Les entretiens, écrits de 1356 à 1366, furent traduits pour la première fois en français par le chanoine Jean Daudin, sur l’ordre de Charles V, en 1378 ; une seconde fois, par un anonyme, en 1503. Des manuscrits, bien sûr… Puis l’imprimerie apparaît et la traduction de Jean Daudin, bien que jugée mauvaise par les latinistes, est éditée en 1524 par Galliot du Pré, en 1534 par Denis Janot. À partir de 1644, François de Grenaille donna plusieurs traductions, sous des titres divers et faisant des choix dans les dialogues. Dans l’édition la plus complète, celle de 1667 : Le Sage resolu contre la Fortune, ou le Petrarque mis en François par Mr de Grenaille, Escuyer, sieur de Châteaunieres, sixième edition (Paris, Cardin Besongne, et Augustin Besogne), s’il donne De l’abondance des livres, il omet De la réputation des écrivains. De ces deux dialogues, Develay, quelque deux cents ans plus tard, va donner, comme on l’a vu, une édition séparée, tout en publiant dans Le Livre (juin 1883, pp. 197-200) – ordinaire publicité – le premier seul ; il y est intitulé L’amour des livres, et l’on soupçonne Octave Uzanne, directeur de la revue, d’avoir imposé ce titre, qui fausse le sens originel, mais répond à l’attente de ses lecteurs. Après la parution en 1996 sous forme de brochure annoëlle, chez Plein Chant, les deux chapitres reparaîtront, mais dans le livre intégral, aux éditions Rivages en 2001 (Contre la bonne et la mauvaise fortune) et l’année suivante chez Jérôme Millon (Les Remèdes aux deux fortunes). Le manuscrit de Pétrarque est entré dans le cycle d’une production tout ce qu’il y a de plus commerciale : abondance des livres… Pétrarque vous le disait. Il rétorquerait, à juste titre, que ce qu’il blâme est l’abondance de livres existant matériellement, mais non lus, et tout autant l’abondance de livres frivoles ou bourrés d’erreur, qui eux, sont en effet lus. L’extraordinaire de l’affaire reste que sans avoir le moindre pressentiment de ce que serait l’imprimerie, encore moins la numérisation des caractères, Pétrarque écrivait à la plume sur on ne sait quel parchemin et dans sa langue naturelle, on veut dire le latin, des vérités qui s’appliqueraient, en 2011, aux lecteurs et aux livres : « les livres ont conduit les uns à la science, les autres à la folie » (p. 4) ; après les consommateurs, les producteurs reçoivent eux aussi leurs quatre vérités : écrire, « c’est une maladie épidémique, contagieuse, incurable » (« De la réputation des écrivains », deuxième phrase).
Pétrarque blâmait, à la suite de Sénèque qu’il cite, l’abondance des livres dans les bibliothèques constituées pour le prestige et non par amour de la lecture, et cela au nom de la mesure. « Tel homme, qui n’a pas même cette teinture des lettres qu’on exige dans les esclaves, a des livres qui (…) sont là pour l’ornement de sa salle à manger. Qu’on se borne dont à acheter des livres pour son usage et non pour la montre » (Sénèque, De tranquillitate animi, X). Pétrarque, cette fois lâchant la main de Sénèque, réprouvait tout autant une abondance des matières traitées : « J’ai des livres innombrables », proclame le Contentement, mais la Raison lui répond : « Et des erreurs sans nombre ». Sébastien Mercier, dans L’An 2440. Rêve s’il en fût jamais (1770) donnait sa conclusion : « D’un consentement unanime, nous avons rassemblé dans une vaste plaine tous les livres que nous avons jugé ou frivoles ou inutiles, ou dangereux (…) Nous avons mis le feu à cette masse épouvantable » (ch. XXVIII – La bibliothèque du Roi).
La lutte n’est pas terminée entre le bibliophile vaniteux, devenu au cours des temps spéculateur, et le bibliophile liseur, mais elle est lutte, ou opposition, entre deux démesures et non pas, comme le disait Pétrarque, entre l’excès et la modération. Le liseur, avec ou sans bibliothèque personnelle, plonge jusqu’au cou et au-delà dans la démesure d’un océan de livres : les lus, les désirés, les lus une fois puis négligés, les négligés repris plus tard ; un océan où se jettent les rivières d’autres écrits, journaux, revues, brochures et brochurettes, catalogues. Y aurait-il deux démesures, la première méprisable, celle du parvenu Trimalcion qui, dans le Satiricon (Pétrone), se vante d’avoir trois bibliothèques, une grecque et deux latines ; la deuxième bonne, sinon bénéfique, celle de tout bibliophage qui se respecte ? Réécrirait-on les deux dialogues de Pétrarque, on introduirait une troisième allégorie : Ego ; mais sans doute Pétrarque l’avait-il déjà fait – implicitement – puisque la Raison d’un côté et le Contentement ou la Souffrance de l’autre, renvoient aux deux faces d’un même individu, d’Ego, tant et si bien que la séparation de Pétrarque peut être sentie relevant de la rhétorique, ce qui n’est pas dépréciatif ! Rendre leur vie aux allégories, après tout, est le travail du lecteur, Ego.





  
De l'abondance des livres,  première page

     De la réputation des écrivains, dernière page




Liste des brochures | Archives de Marginalia 2011 | Accueil